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aussi considérable que la campagne de Russie. Mais, au surplus, je n’ai voulu que vous suggérer cette idée, que la Guerre et la Paix et l’Education sentimentale étaient, au fond, deux œuvres de même espèce et de composition analogue.

Et, enfin, qu’est-ce que cette « inquiétude du mystère universel », dont on veut faire exclusivement honneur aux romanciers slaves? Ce « mystère », ce n’est sans doute, ce ne peut être que celui de notre destinée, de notre âme, de Dieu, de l’origine et du but de l’univers. Mais qui ne sait que presque tous nos écrivains, de 1825 à 1850, ont fait spécialement profession d’en être inquiets? De cette inquiétude, Hugo est plein, il en déborde. (Et si j’allègue tour à tour nos romantiques et nos réalistes, c’est que leur influence se fait sentir concurremment, — si toutefois c’est elle, — chez les derniers écrivains septentrionaux.)

Dira-t-on qu’il s’agit, moins d’une inquiétude philosophique que du sentiment de l’inconnu formidable qui nous entoure, sentiment qui peut être lui-même provoqué par une sensation accidentelle?... Oui, j’entends bien, il y a des momens où ce seul fait, que l’on est au monde, et que le monde existe, apparaît comme tout à fait incompréhensible, nous emplit d’une indicible stupeur. Mais, d’abord, cet étonnement de vivre, cette sorte d’« horreur sacrée » ne comporte, par sa nature même, qu’une expression assez courte, ou qui ne s’allonge qu’en se répétant. Et, d’autre part, nous avions assurément éprouvé cet obscur frisson avant d’avoir ouvert un livre russe ou norvégien. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie, » est une phrase qui ne date pas d’hier. — Un des passages de Tolstoï où l’inquiétude du mystère est le mieux traduite, c’est apparemment quand le prince André Volkonsky, blessé à Austerlitz, est étendu sur le champ de bataille et regarde le ciel, « ce ciel lointain, élevé, éternel. » Il songe : « Si je pouvais dire maintenant: — Seigneur, ayez pitié de moi! Mais à qui le dirais-je? Ou une force indéfinie, inaccessible, à qui je ne puis m’adresser, que je ne puis même exprimer par des mots, le grand tout ou le grand rien, — ou bien ce Dieu qui est cousu là, dans cette amulette que m’a donnée Marie?... Rien, il n’y a rien de certain, excepté le néant de tout ce que je conçois et la majesté de quelque chose d’auguste que je ne conçois pas... » Oui, cela est beau, mais d’une beauté qui nous était déjà, si je ne m’abuse, on ne peut plus connue et familière.

« L’inquiétude du mystère », mais elle est jusque dans la petite âme sensuelle et triste d’Emma Bovary. « L’inquiétude du mystère », elle est dans l’âme simple et lourde de Charles Bovary quand il dit : « C’est la faute de la fatalité. » — Et, si ce n’est