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c’est tout ce mystère, effrayant d’abord, puis rafraîchissant, conseiller de renoncement, de vertu et de bonté, — pourquoi? parce que Tolstoï, l’a voulu ainsi, — qui sans doute ne fut jamais, à ce point, présent à nos œuvres occidentales.

J’ajoute encore que le réalisme de ces étrangers est plus chaste que ne fut le nôtre. L’œuvre de chair tient assez peu de place dans leurs œuvres, et certes je les en loue. J’observe toutefois que, si la réalité est peut-être moins impudique qu’elle n’apparaît dans quelques-uns de nos romans réalistes, elle l’est certainement beaucoup plus que les romans anglais ou russes ne nous le feraient croire. Nous sommes plus véridiques à cet égard. Si c’est là une supériorité, je l’ignore; mais notre réalisme, plus sensuel, est aussi plus brutal, plus désolant, plus réellement désenchanté. Ces écrivains du Nord ne reculent point sans doute devant la peinture des souffrances, des cruautés, des misères humbles et abominables de la vie humaine, mais, on ne peut le nier, ils en atténuent, ils en esquivent certaines vilenies. Ils ne disent jamais tout. Vous ne trouverez jamais chez eux l’équivalent de telle page, je ne dis pas de M. Zola, mais de Flaubert ou de Maupassant. Ils peuvent bien nous montrer le monde infiniment triste et pitoyable : ils hésitent à le montrer simplement dégoûtant, ce qu’il est pourtant aussi, ne le pensez-vous pas? Et ainsi leur pessimisme n’est jamais aussi radical qu’ils le prétendent.

Cette pudeur, cette retenue, ce scrupule incurable s’expliquent encore par l’esprit religieux dont ils restent quand même imprégnés. Et nous finissons par voir ici que les différences des littératures se rattachent aux différences profondes des peuples.

Les livres d’Eliot et d’Ibsen demeurent, en dépit de l’émancipation intellectuelle de ces écrivains, des livret protestans. Car, sortir par le libre examen, comme Ibsen et Eliot, d’une religion dont le libre examen est lui-même le fondement, ce n’est point proprement en sortir, c’est plutôt en développer et en épurer la doctrine. On ne secoue réellement que ce qui est réellement un joug; on ne s’insurge à fond que contre une religion qui interdit toute liberté d’esprit. Les autres, on y peut demeurer en les élargissant. C’est seulement où sont les défenses radicales que les scissions peuvent être absolues. Mais la très libre Eliot et le révolté Ibsen n’ont point cessé d’être des « réformés » ; Eliot, par la continuité de son prêche et par les textes bibliques dont elle a gardé l’habitude d’appuyer ses pensées personnelles; Ibsen, dont le théâtre abonde en pasteurs, par on ne sait quel accent et quel son de voix. Car, justement, ce qu’il y a de liberté dans le protestantisme empêche, non les affranchissemens intellectuels, mais, si je peux