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expriment la même idée prise pas deux bouts différens. A la vérité, l’impôt proposé par le gouvernement n’est progressif qu’à partir d’un certain point et jusqu’à un certain autre : cela prouve seulement que M. Poincaré reste, même dans le faux, un esprit modéré. Qui nous assure qu’il en sera ainsi de tous ses successeurs? Il est, quant à lui, trop intelligent pour pousser les choses à l’extrême, mais il les met en voie d’y aller toutes seules, et c’est ce qui nous effraye. Que faut-il penser d’un autre argument qu’il a donné, à savoir que son impôt progressif appliqué aux successions est un impôt de compensation pour les injustices criantes de certaines de nos taxes, notamment de toutes les indirectes? Quoi! nos impôts indirects sont foncièrement injustes? Les socialistes ont triomphé de cet aveu; ils l’ont applaudi longuement, ils en tireront certainement grand parti. Si nos impôts indirects sont injustes dans leur répartition, un ministre des Finances ne doit le reconnaître qu’en proposant, soit de les abroger, soit de les réformer. Mais M. Poincaré n’a fait ni l’un ni l’autre. Les impôts indirects, dans leur forme actuelle, sont, d’après lui, indispensables ; seulement, il convient de compenser leur injustice par une injustice correspondante dans les impôts directs. Cela rétablira empiriquement l’équilibre. Nos lecteurs jugeront l’argument. On conçoit que, si on prend la richesse non pas en elle-même, mais dans un des signes extérieurs qui la manifestent, le chiffre du loyer par exemple, on puisse être amené à introduire une graduation progressive dans le signe pour réaliser la proportionnalité dans l’objet auquel il s’applique. Nos impôts portent des traces de ce système parfois très légitime. Mais un héritage n’est pas signe de richesse ; il est par lui-même une richesse, un capital tout formé, petit ou grand, et, relativement à la personne qui le reçoit, il ne donne aucune indication sur sa fortune totale. Un homme qui a plusieurs millions peut faire un héritage de cent mille francs, ce qui est peu de chose pour lui, tandis que le même héritage vaudra beaucoup pour celui qui n’a rien. D’après le projet de loi, l’impôt sera pourtant le même dans les deux cas. Est-ce juste, dès qu’on se place dans le système de M. le ministre des Finances? M. Cavaignac a soutenu que non, et la démonstration qu’il en a donnée a été la partie la plus vigoureuse de son discours. Lui aussi a profité des demi-concessions faites par M. Poincaré pour essayer de prouver qu’il n’y avait de vraiment équitable que son propre système, à savoir l’impôt progressif, sans doute, mais appliqué à l’ensemble du revenu. Le projet du gouvernement ne satisfait donc personne, mais il laisse une espérance assez plausible à tout le monde, sauf à ceux qui, en le votant, se feraient l’illusion puérile qu’on s’en tiendra là.

Aussi faut-il prévoir un très grand nombre d’amendemens, et dans les sens les plus divers. Les uns auront pour objet d’échapper à la progression et de maintenir la proportionnalité, même au prix de