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tout de suite à ses collaborateurs l’idée qu’il renouerait la chaîne des grands ministres civils ; malheureusement il a dû quitter trop tôt la rue Royale. Nommé ministre des Finances dans le cabinet Casimir-Perier, il a présenté aux Chambres un budget auquel il n’a manqué que d’être expliqué et défendu par son auteur. On le voit, M. Burdeau était doué de ce que Le Sage appelait « l’outil universel ; » son intelligence s’adaptait à tout. En même temps il avait la volonté et l’autorité, et il l’a montré par la manière dont il a présidé une Chambre qui n’est pas précisément facile à gouverner. Mais là ses forces l’ont trahi. On le savait malade, on le disait perdu. Qui pourra jamais démêler ce que les épreuves morales ont apporté d’accélération à sa maladie ? M. Bardeau cachait sous des dehors réservés une sensibilité qui lui causait des souffrances aiguës. Les accusations les plus cruelles ont été dirigées contre lui. À la Chambre, au dehors, on les a multipliées contre lui, sans que jamais aucune ait pu être prouvée ; mais chacune apportait dans cette organisation nerveuse et fine un trouble profond et y laissait une blessure. Combien de fois, au Palais-Bourbon, n’a-t-on pas vu le visage de M. Burdeau se contracter et pâlir devant une attaque directe ou indirecte ? Et on ne les lui ménageait pas. L’infortuné a subi un supplice où sa santé a bientôt et irrémédiablement sombré. En vain l’estime de ses collègues l’élevait à la présidence : jusque sur son fauteuil, les attaques venues d’en bas le cherchaient et l’atteignaient. Il a succombé finalement, et sa mort prématurée laissera un vif regret à ceux qui voyaient en lui une de nos meilleures ressources. S’il avait vécu, il aurait certainement joué un rôle considérable : il était en quelque sorte à point pour cela. Sa capacité ne faisait de doute pour personne, et depuis longtemps déjà s’était dégagé des chimères radicales pour devenir un homme de gouvernement. Le voilà disparu, et sa mort, entre autres inconvéniens immédiats, a celui d’ouvrir une crise présidentielle qui ne sera peut-être pas sans quelque gravité.

Les attaques dont M. Burdeau a été l’objet ne se rattachaient pas directement aux affaires de Panama, mais elles procédaient du soupçon indéterminé que ces tristes affaires ont fait peser sur tant de têtes La mort de M. de Lesseps rappelle inévitablement ces incidens douloureux : par bonheur, aussi, elle en rappelle d’autres. Nous laissons à l’avenir le soin de porter un jugement définitif sur un homme qui, par la hardiesse de son esprit d’entreprise, a fait tant de bien avant le mal qu’on lui a si rudement reproché. Le cri d’angoisse et de colère qui s’est élevé du désastre de Panama n’est pas encore tombé ; pourtant il tombera avec la génération même qui a souffert de la catastrophe, et la postérité ne verra plus dans M. de Lesseps que l’homme qui a percé l’isthme de Suez. Le service qu’il a rendu au monde est un service permanent, les effets en seront toujours sentis, ils iront sans cesse en augmentant, et son nom y restera éternellement attaché. Le reste