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immenses, le plus léger écart constitue un chiffre considérable : pour le milliard que détient le Crédit Lyonnais une différence de 0 fr. 10 par 100 francs représente un million par an. Avant la guerre, en 1868, la Société générale donnait 3 pour 100 de ses dépôts à vue ; mais en ce temps-là le taux de l’escompte était de 6 pour 100, et celui des reports de 7 pour 100 sur les bonnes valeurs. A partir de 1878 la face des choses changea ; elle s’est si bien modifiée depuis lors, que le papier de banque se négocie aujourd’hui sur la base de 1 fr. 75 ou 1 fr. 62 d’intérêt annuel. Durant l’année 1892, cet intérêt tomba à 0 fr. 80 pour 100. Même il y eut pendant six semaines, en mai et juin, pénurie absolue d’effets à la Bourse, et la Société générale en fut réduite à acheter de la rente 4 1/2 pour 100, faute de pouvoir trouver à ses fonds un emploi rémunérateur.

Désireux d’éviter cette extrémité fâcheuse, puisqu’elle compromet la liquidité de leurs dépôts, les divers établissemens font la chasse à la clientèle ; ils ont des placiers, des « démarcheurs », chargés d’aller à domicile offrir aux maisons sérieuses cet argent, naguère si rare et si fier, qui s’offre à présent de façon si modeste. Ces courtiers ne se rebutent pas, reviennent souvent à la charge, et c’est à qui arrachera aux autres une signature solide. S’agit-il de gros personnages, on ne se contente pas de les solliciter par députation : le président du conseil d’une des sociétés les plus florissantes ne dédaignera pas, tout grand seigneur qu’il soit lui-même dans le monde financier, d’aller en personne, accompagné d’un de ses chefs de service, engager les pourparlers et visiter un client précieux à conquérir pour ses actionnaires.

L’ardeur des poursuites amène parfois d’amusans quiproquos. On sait que tout effet de commerce doit être revêtu d’un timbre de 5 centimes par 100 francs. La taxe, insignifiante pour les petites sommes, est assez lourde lorsqu’il s’agit de traites de 100 000 ou 200 000 francs. Pour économiser cet impôt, qui ne frappait au début que les effets créés en France, beaucoup de grandes banques s’arrangeaient de manière à les faire créer à l’étranger, par des hommes de paille. Elles acceptaient ou endossaient ensuite ces billets, et les livraient à la circulation sous leur responsabilité. L’une de ces maisons, entre autres, avait recours, pour cette besogne, au père d’un de ses employés nommé X…, dénué de toute opulence et vivant, dans une petite ville d’Allemagne, d’une rente de quelques centaines de thalers ; ce qui ne l’empêchait pas d’apposer annuellement sa signature sur des effets qui montaient ensemble à un bon nombre de millions de francs. Ce brave homme reçoit un jour de Paris une lettre recommandée conçue à peu près en ces termes :