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ne serait pas la meilleure ni la plus courte, vaudrait infiniment mieux au point de vue du résultat. Les Sartes ont un proverbe bien juste, qui se retrouve d’ailleurs chez tous les peuples de race turque ; c’est le suivant : « Le chemin est mauvais : marchez toujours, il deviendra bon ; n’allez pas trop loin dans le bon chemin, il deviendrait mauvais. » La seconde partie de cet axiome, d’une profonde philosophie, a le défaut d’être d’une application bien délicate : elle ne peut être appliquée en effet que par de profonds politiques ou par des sceptiques habiles, quoiqu’elle mérite de ne jamais être perdue de vue par ceux qui se mêlent de diriger les peuples. Mais quant à l’autre moitié du proverbe, plus terre à terre, elle est à la portée de chacun et elle est du ressort du simple bon sens. Il n’est pas besoin d’être grand philosophe, ni grand géomètre, pour comprendre que, même par une marche oblique, ou par un chemin indirect, on va plus loin dans une direction, laquelle, au cas particulier qui nous occupe, doit être celle du Progrès, qu’en revenant sans cesse sur ses pas et en retournant constamment à son point de départ. Cette vérité si simple, les Russes l’ont comprise plus vite que nous. Dans leurs possessions d’Asie, quand un administrateur est déplacé et remplacé par un autre, la première instruction donnée au nouveau titulaire est de ne pas détruire l’œuvre de son devancier et, avant toute application d’un programme nouveau, de terminer d’abord les entreprises commencées, même celles qui prêtent à la critique, et même celles dont le plan a pu être jugé défectueux et contribuer à la disgrâce du titulaire précédent. C’est dans le même esprit que le gouvernement russe paraît aussi avoir eu pour principe de ne jamais désavouer ses agens lorsqu’ils avaient réussi dans une conquête ou une marche en avant, même en outrepassant les ordres reçus. Ce dernier principe n’est pas, en soi, une règle de bonne administration intérieure, ni une loi de morale individuelle, mais c’est un moyen certain de s’assurer un avantage de premier ordre dans la lutte coloniale entre les puissances européennes qui aujourd’hui sont occupées à se partager le globe.

Un autre point qui est encore intéressant, c’est la rapidité avec laquelle se sont exécutés, en Turkestan, tous les grands travaux publics destinés à donner l’essor à la colonie. Routes, ponts, canaux, télégraphes, plantations, monumens publics, travaux de voirie urbaine, tout cela est sorti de terre comme par enchantement, par la seule initiative des gouverneurs généraux ou même des simples gouverneurs de provinces. Le tout a été terminé en moins de temps qu’il ne nous en faut pour étudier ou discuter des travaux dix fois moindres. Le secret de cette exécution si rapide est que les Russes ne se sont pas attachés à faire au préalable des