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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/206

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que cette réaction connue ne l’empêche de travailler, l’autre ne l’empêchera de se rejeter dans le plaisir. La révélation du roman russe va donner à sa pensée une forte secousse et perfectionner son intelligence ; il en gardera même un peu de mysticisme, mais ce sera le mysticisme sensuel et court d’un païen, un effarement plus rêveur devant le grand Pan, plus d’aptitude encore à prendre l’amour en souffrance. George Aurispa, le substitut d’André Sperelli dans le Triomphe de la Mort, dit très justement de lui-même qu’il est « un ascétique sans Dieu. » Ce même Sperelli regarde jusqu’au fond de sa conscience, dans le Plaisir, et il y voit le sens moral remplacé par le sens esthétique. — « Dans le tumulte des inclinations contradictoires, il avait perdu toute volonté et toute moralité. La volonté, en abdiquant, avait cédé le sceptre aux instincts ; le sens esthétique s’était substitué au sens moral. Mais ce sens esthétique, très subtil, très puissant, toujours actif, maintenait dans l’esprit un certain équilibre ; aussi pouvait-on dire que sa vie était une lutte continuelle de forces contraires, renfermées dans les limites d’un certain équilibre. Les intellectuels, élevés dans le culte de la Beauté, conservent toujours, même dans leurs pires dépravations, une espèce d’ordre. La conception de la beauté est l’axe de leur être intime, autour duquel gravitent toutes les passions. »

Ah ! la belle chose que d’être Italien, et survivant du XVIe siècle ! Non seulement on fait comprendre, sinon excuser, un paganisme persistant et une cécité absolue en matière morale, mais on traverse sans gaucherie des écueils redoutables à d’autres intelligences. André Sperelli se pique d’une large culture cosmopolite ; et il est en effet le type de cet Italien nouveau, aussi familier avec les philosophes allemands et les esthètes anglais qu’avec ses lares classiques. Il donne dans tous les enthousiasmes de la dernière heure ; John Keats et Dante-Gabriel Rossetti, Burnes-Jones et Holman Hunt n’ont pas de secrets pour cet habitué des cénacles britanniques ; il séduit les belles Romaines en leur lisant l’Epipsychidion de Percy Shelley ; lui aussi, il fait repeindre ses madones à Londres. Mais tandis que le Breton ou le Gaulois évitent mal un air d’affectation, lorsqu’ils portent pieusement le lys ou le tournesol du préraphaélite, l’Italien qui les imite rentre naturellement dans son bien, ces suggestions étrangères ne font que le ramener à ses traditions de famille. Imaginez Giotto revenant parmi nous et ajoutant à son art tout ce que ses admirateurs en ont tiré ; ce disciple paraîtra le maître de ceux qui l’instruisent, le créancier qui rentre dans sa créance augmentée des intérêts ; elle est sienne, la pensée qui a végété depuis lui, en dehors de lui.