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gardant de chercher les effets oratoires, il évitait avec soin les paroles dangereuses, il aimait mieux n’en pas dire assez que d’en dire trop, et il a toujours tenu le langage qu’exigeait la circonstance. Il avait assurément ses doctrines, ses principes ; mais il n’avait pas de préjugés, de préventions aveugles. Il ne demandait pas mieux que de s’entendre avec tous les partis, pourvu qu’ils fussent sages et modérés, et, comme il l’a dit lui-même, « il ne se faisait aucun scrupule de cueillir les plantes salutaires lorsqu’elles avaient poussé dans un autre jardin que le sien. »

Quoiqu’il eût l’esprit conciliant, il s’était fait beaucoup d’ennemis ; on en a toujours quand on est resté quelque temps au pouvoir. Les uns ne pouvaient lui pardonner d’avoir accepté sans hésitation l’héritage d’un grand homme, et ne manquaient aucune occasion de faire des comparaisons odieuses, d’affirmer que jadis tout allait bien, que désormais tout allait mal, que les hommes du nouveau cours avaient tout compromis et menaient l’Allemagne a sa perte. D’autres à qui la main de M. de Bismarck avait paru trop lourde, et qui, heureux de n’être plus sous sa verge, avaient fait tout d’abord bonne mine au nouveau chancelier, se plaignaient de ne pas le trouver aussi complaisant, aussi souple qu’ils l’avaient espéré, et, déçus dans leur attente, lui tenaient rigueur. Mais avec quelque vivacité qu’on attaquât sa politique, on respectait son caractère. Tout le monde rendait justice « à l’intégrité, à la loyauté de cet homme qui, n’ayant ni femme ni enfans, ni un pouce de terre au soleil, ohne Halm und Ar, étranger à tout amour des plaisirs et à toute vanité, se passant de distractions et de repos, se donnait tout entier à ses laborieuses fonctions. » D’ailleurs si nombreux et si bruyans que fussent ses ennemis, sa situation semblait assurée. On n’avait aucune raison de croire qu’il fût en dissentiment avec son souverain sur un seul point, qu’aucun incident pût troubler leur bonne harmonie, et on pensait que Guillaume II tiendrait à honneur de couvrir de sa protection l’homme de son choix, auquel il n’avait rien à reprocher et qui jouissait, disait-on, de son entière confiance.

Ce qu’on jugeait invraisemblable ou impossible est arrivé : M. de Caprivi a été remercié, et si on s’était étonné de sa soudaine élévation, sa disgrâce inattendue a causé plus de surprise encore. Il n’avait pas offert sa démission : on a exigé qu’il la donnât ; il a vu se présenter chez lui le chef du cabinet civil, M. de Lucanus, exécuteur désarrois irrévocables, le messager sinistre chargé de porterie cordon aux pachas qui déplaisent. Quoiqu’il n’eût point prévu son aventure, il paraît l’avoir prise avec beaucoup de philosophie. Ceux qui ont eu l’occasion de le voir dans sa retraite, sur les bords du lac Léman, assurent qu’il fait bon visage à son malheur ; que, s’il a des regrets et des amertumes, il les garde pour