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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/219

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personne. M. de Bismarck s’était donné, dans les dernières années de son règne, pour un grand ami de la paix, et assurément il était sincère. Mais on se défiait de lui ; on ne pouvait oublier son passé et qu’il avait été jadis le père des difficultés ; on se souvenait des étranges artifices auxquels il avait recouru pour provoquer ces incidens qui compliquent les affaires, ou pour forcer à se battre des gens qui s’en souciaient peu. On avait peine à croire à sa conversion : les loups devenus bergers sont toujours suspects et inquiétans. Il était plus facile de croire M. de Caprivi, qui n’avait jamais trempé dans aucun guet-apens, et quand il condamnait hautement les guerres de précaution, die prophylaktischen Kriege, celles qu’on déclare inopinément et sans raison valable à un voisin qu’on soupçonne d’avoir de mauvaises intentions, personne ne doutait de sa bonne foi. Le rapprochement de la Russie et de la France, qui lui fut peut-être désagréable, ne lui inspira aucune réflexion chagrine ou amère ; il s’en exprimait sur un ton débonnaire et enjoué : — « On a jugé à propos de se montrer inquiet parce que la flotte d’un de nos voisins s’est rendue dans le port d’un autre de nos voisins, et qu’on l’a reçue amicalement en lui donnant de grandes fêtes. On insinue qu’un tel événement n’est devenu possible que depuis que nous sommes à la fête des affaires. Eh bien ! je l’avoue, je ne sais comment nous aurions pu nous y prendre pour nous mettre en travers de deux de nos voisins qui désiraient se donner une poignée de main. On prétend, il est vrai, qu’en renouvelant la triple alliance, nous avons provoqué l’entrevue de Cronstadt. Peut-être a-t-on embouché trop de trompettes à propos de ce renouvellement, et par là on a inspiré à d’autres le désir d’emboucher également des trompettes. » A la vérité, comme on l’avait fait avant lui, il mit l’incident à profit pour engager l’Allemagne à ne pas lésiner sur ses dépenses militaires : « Les amoureux jouent avec le feu ; ils allument de temps à autre des feux de joie, et les étincelles pourraient bien tomber sur notre toit. Cela doit nous engager à tenir nos pompes en bon état et à renforcer nos pompiers, s’ils nous paraissent insuffisans. »

Durant les quatre années qu’il est resté au pouvoir, le comte de Caprivi n’a pas commis une faute grave ni essuyé aucun de ces échecs qui compromettent la situation d’un ministre ou d’un chancelier. Il avait rempli consciencieusement tous ses devoirs envers son souverain et envers le pays, il s’était montré irréprochable devant le Seigneur et devant Israël. Mais il y a des hommes irréprochables à qui on sait mauvais gré de ne les jamais trouver en faute : on les respecte et on n’a pour eux que de tièdes sympathies ; il se mêle une secrète irritation à l’estime qu’on ne peut leur refuser. Le cœur de l’homme est si mauvais que c’est souvent par leurs défauts que les grands politiques s’imposent à l’admiration des foules. Aussi M. de Bismarck n’a-t-il