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ce vieux droit ou ce vieil usage, en vertu duquel deux fois chaque année, au printemps et à l’automne, on ouvre au bétail la porte des étables, et, de tel jour à tel jour fixés par une décision de la commune, sans que nul puisse encore faucher et faire paître son propre pré, on laisse aller le troupeau où il veut sur les propriétés privées ; ou plutôt, pour un temps, deux fois par an, de tel jour à tel jour, il n’y a plus de propriétés privées : la jouissance, au moins, en est interrompue, la collectivité exerce une reprise et le domaine éminent de la commune, pour un temps, redevient un domaine effectif[1].

De la sorte, le bétail est nourri toute l’année : le printemps et l’automne, grâce au parcours ; l’hiver, du foin que chacun a récolté dans sa prairie particulière ; l’été, de l’herbe molle et épaisse des alpes communes ou communales. Mais, de même que toute la commune n’a point de droit sur toutes les alpes, de même tous les habitans n’ont pas, sur les biens de la commune, un droit absolument égal[2]. Car il y a, dans la commune officielle grisonne, jusqu’à trois communes distinctes : la commune politique, la commune bourgeoise, et la commune religieuse ou paroisse. Ce n’est pas une conception logique réalisée d’un coup ; c’est une formation historique par couches successives. Et, d’ailleurs, ce qu’on dit de la commune, on doit le dire aussi de tout le reste, dans le canton des Grisons.

Nous avons là, reconnaissable à bien des traits, une démocratie portée presque jusqu’à l’extrême : un gouvernement, une assemblée représentative, élus directement par le peuple qui ne leur abandonne jamais et ne leur délègue pas totalement sa souveraineté ; le référendum et l’initiative, donnant à la démocratie directe le pas sur la démocratie parlementaire ; une magistrature élue à tous les degrés, directement ou indirectement, par le peuple et parmi le peuple ; des magistrats, des juges, et non pas une magistrature, puisqu’ils sont pris, au choix, dans le peuple, et non dans une classe spéciale de juristes professionnels ; des communes souveraines, indépendantes au point de vue administratif et au point de vue économique, propriétaires, organisées, existant par elles-mêmes : véritables élémens vivans de l’Etat, qui est d’elles et pour elles, au contraire de la commune française, de la commune moderne, qui n’est que la plus petite division politique et administrative de l’Etat : en droit, une égalité absolue ;

  1. Le parcours n’est pas un usage ou un droit spécial aux Grisons. On le trouve, assure-t-on, là où il reste des vestiges vivans de propriété collective, en Allemagne, en Angleterre, dans la haute Italie. Mais ici, c’est le fond même de l’organisation économique du pays.
  2. Les habitans qui ne sont pas bourgeois payent une redevance de pâture d’un tiers plus forte que celle qui incombe aux bourgeois eux-mêmes.