Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/321

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

helvétique est pauvre, simple et de mœurs familières, contente d’une honnête médiocrité : la France ne l’est pas ou ne l’est plus. La Suisse est attachée à d’anciennes libertés qui sont beaucoup plus près des franchises du moyen âge que de la liberté moderne : la France a oublié ces libertés anciennes et ne connaît plus que la liberté jacobine. La démocratie helvétique est foncièrement égalitaire : la France ne Test pas, en dépit de toutes les belles phrases sur la prétendue « soif « que nous avons de l’égalité. La démocratie suisse est religieuse, cérémonieuse, respectueuse des us et des coutumes : la république française a cessé de l’être et s’en pique comme d’une élégance. La démocratie helvétique a précédé l’introduction, dans le monde, de la grande industrie et des problèmes terribles qu’elle soulève : la démocratie française l’a suivie.

La démocratie suisse, avant tout et par-dessus tout, est historique et organique : la démocratie française ne l’est pas ; elle a hérité de la monarchie une histoire et des organes monarchiques. Tout ce qu’il y avait, dans la monarchie même, d’élémens susceptibles de devenir les organes d’une démocratie, elle les a perdus et chose étrange ! aucun régime n’a plus contribué à les détruire que ceux dont le but déclaré était de fonder en France une démocratie. L’État centralisé a cru que, pour être par lui-même, il fallait n’être que lui seul ; il a fait de la société, de la nation et du peuple une poussière. Le département n’est pas ce qu’était la province, qui n’a jamais été ce qu’est le canton suisse. L’arrondissement ne vit pas ; le canton français ne vit pas ; la commune et l’association vivent à peine.

Le même vent socialiste et révolutionnaire soufflant sur la France et la Suisse, en Suisse, se brise aux montagnes et aux collines, à la commune et à l’association ; en France, c’est un ouragan déchaîné dans une plaine rase. Le suffrage universel, en Suisse, a beau être, comme chez nous, pur et simple ; il trouve dans les institutions locales, dans la commune, dans l’association, une base organique, tandis que chez nous il ne rencontre que le vide et demeure brutalement et stupidement inorganique.

Néanmoins, lorsqu’on dit qu’il n’y a rien à emprunter à la Confédération helvétique, on ne veut dire que : rien, quant à présent. Et même dès à présent, notre démocratie aurait à prendre de la Suisse quelque chose d’essentiel et de primordial : elle devrait se faire ou se refaire les organes d’une démocratie. — Rien que cela, d’abord ; mais cela.


Charles Benoist.