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économisaient des deniers. Lorsqu’on se promène sur la route de la Corniche et qu’on voit quelque Anglais en train de peindre, c’est ordinairement avec de l’outremer, du cadmium, des laques, du vert émeraude… Le plus souvent son tableau est bariolé de couleurs dix fois plus éclatantes que celui de son voisin, le Français. C’est toujours là le compatriote de Turner qui, mourant dans une mansarde de Chelsea, murmurait, les yeux tournés vers le couchant, pour toute pensée dernière, et pour tout adieu aux hommes et à la vie : « Le soleil est Dieu ! »

Mais le manque d’harmonie chez eux ne vient pas seulement de cette esthétique de Guèbre, de cet éblouissement causé par une transition trop brusque entre le milieu noir où ils vivent et le milieu éclatant où ils vont chercher la couleur. Il vient surtout d’une disposition générale de leur esprit qui les éloigne de toute synthèse. M. Farrar, voulant excuser le bleu cru des ombres que M. Hunt a mises dans son Troupeau abandonné, raconte qu’un jour, en se promenant avec Ruskin dans le parc de Denmark Hill, le grand esthéticien prit un morceau de carton, y fit un trou avec une épingle et pria son compagnon de regarder au travers de quelle couleur lui paraissaient les ombres portées des arbres, sous le plein rayonnement d’un soleil d’été. Ce carton est un symbole. Car les Anglais examinent chaque couleur par un petit trou, l’une après l’autre, sans aucune considération de la couleur d’à côté, ni de l’effet d’ensemble. Ils font un tableau en le commençant par un bout, en le finissant par l’autre, sans savoir et sans s’inquiéter si le bout qui terminera l’œuvre concourra au même effet que celui qui la commence. Ils n’y mettent pas d’air qui relie l’ensemble des différens plans, pas de tonalité générale qui les apaise, les enveloppe et les allie. C’est un spectre solaire, ce n’est pas un objet ensoleillé. On pourrait donner pour devise à cette peinture analytique : « Plus de couleurs que de couleur ! »

Et, ici, nous touchons à une question de facture. Car on ne se figure pas à quel autre résultat pourraient arriver les Anglais avec l’idée très particulière qu’ils se font de la meilleure méthode d’appliquer la couleur. Sans doute cette méthode varie selon chaque peintre, mais elle peut être ramenée à un type général. Ce qui y domine, c’est l’horreur de la facture large, souple, facile, recouvrant le tâtonnement des premières couches, « dissimulant l’exécution. » Ce qui y est le plus proscrit, c’est la touche grasse, fluide, onctueuse, traînée sur la toile avec la brosse ou le couteau à palette (ou le doigt), — ce qu’ils appellent le smcar. « Il n’y a rien que je déteste tant, dit Watts, que l’apparence de la dextérité, qui est le trait marquant de l’école française actuelle. Un tel