Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/403

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en 1878. M. Whistler introduisait, peu à peu, dans les ateliers l’idée qu’un tableau devait être une simple réunion de couleurs harmonieuses, la théorie de l’art pour l’art, et y acclimatait la facture française. Ruskin sentit le péril. De la même plume qui trente ans auparavant avait défendu les préraphaélites inaugurant un art national, il attaqua cette facture d’outre-Manche qui ne laissait voir aucun détail, qui ramenait aux bruns et aux gris d’autrefois, qui était la négation même de toutes ses théories, une insulte à toute sa vie. M. Whistler vouait d’exposer à la Grosvenor Gallery un Nocturne en noir et or qu’il qualifiait hardiment de « Feu d’artifice. » On n’y voyait rien. Ruskin ne put contenir son indignation. « Pour l’honneur de M. Whistler lui-même comme pour la sécurité financière de l’acheteur de cette toile, sir Coutts Lindsay (le directeur de la Grosvenor Gallery) n’aurait pas dû admettre dans la galerie cette chose où les idées informes de l’artiste ont approché de si près l’aspect d’une imposture. J’ai vu et entendu citer beaucoup d’exemples d’impudences de cockneys dans ma vie, mais je ne me serais jamais attendu à entendre un coxcomb demander deux cents guinées pour avoir jeté un pot de couleurs à la figure du public. » Sous cette injure et quelques autres, M. Whistler traîna devant les tribunaux l’auteur des Modern Painters et de Sésame et les Lys. Les 25 et 26 novembre, la cour de Westminster, sous la présidence de M. Huddleslon, fut saisie de cette question : savoir si la peinture de M. Whistler était, ou non, une mauvaise plaisanterie. Le jury fut très embarrassé. Jamais vraisemblablement, depuis Véronèse cité devant le tribunal de l’Inquisition, fait pareil n’avait été enregistré dans les annales de la Justice. On apporta des tableaux de M. Whistler devant la cour, et l’on entendit s’engager des dialogues comme celui-ci :

BARON HUDDLESTON. — Est-ce que cette partie du tableau, au sommet, représente le vieux pont de Battersea ? (Rires.)
LE TEMOIN. — Votre Seigneurie est maintenant trop près du tableau pour percevoir reflet que j’ai voulu produire à distance. Le spectateur est supposé regarder d’en haut la rivière en se tournant vers Londres.

On fit ensuite comparaître à la barre les maîtres de la peinture anglaise, et l’on entendit des dépositions de cette nature :

Me BOWEN. — Considérez-vous que le détail et la composition soient essentiels dans une œuvre d’art ?
M. BURNE-JONES. — Très certainement.
Me BOWEN. — Maintenant, quel détail et quelle composition trouvez-vous dans ce Nocturne ?
M. BORNE-JONES. — Absolument aucuns,