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de son travail ? » Aussi William Morris voudrait-il que l’on donnât à tous les ouvriers des notions de dessin, non pas d’ailleurs l’art de dessiner proprement dit, mais des moyens vers cette lin : une capacité générale dans la conduite des arts. Si cela ne suffit point pour obtenir d’eux un travail esthétique, il faut que les artistes s’y mettent à leur tour, ne rougissant pas d’appliquer leur génie à la courbe d’un dossier de chaise ou à la décoration d’un poêle. Cette collaboration profite à tous les deux, car « l’artiste qui ne sait pas faire œuvre de ses mains finit par oublier totalement les conditions de la matière qu’il est censé dominer et réalise une œuvre faible, et l’ouvrier sans idéal d’art ne produit que de la confection. » C’est la tradition des temps héroïques de l’art. Autrefois, le même homme était, tour à tour, la tête qui conçoit et dirige, le bras qui exécute, la main experte qui ciselle ou modèle, ou enduit. Aujourd’hui, malheureusement, les différens artistes sont aussi étrangers les uns aux autres que des gens de professions très diverses. « Par cette division, dit Ruskin, vous ruinez tous les arts à la fois. L’académicien devient superficiel et efféminé parce qu’il n’est pas accoutumé à se servir de la couleur en un large espace et sur des matières difficiles à recouvrir. Les manufacturiers deviennent vils, parce que personne de bien formé, au point de vue intellectuel, ne leur tend la main. Il faut donc admettre non seulement comme une opinion juste en soi, mais comme une pratique nécessité, que partout où une belle couleur doit être posée, vous devez employer un maître de la peinture, et partout où une noble forme doit être réalisée, un maître de la sculpture[1]. » C’est ce que font les Anglais, dans leur société d’unions des arts et des métiers, Arts and Crafts, qui a ses expositions où l’ouvrier signe son travail, comme le membre de la Royal Academy sa toile. Les plus délicats de leurs artistes, les plus subtils de leurs penseurs appliquent leurs rêves à des dessins de carpettes ou à des devans de cheminée. Burne-Jones décore des poêles de faïence et des pianos, peint des mosaïques pour les églises ; Herkomer dessine minutieusement les ornemens d’un service de table, Walter Crane, Richmond, Holiday et vingt autres consacrent le plus rare talent aux besognes les plus vulgaires, et quand vous êtes dans le restaurant du musée de South Kensington, regardez autour de vous : c’est au milieu d’une décoration enchanteresse du grand poète William Morris ; c’est environné des figures inspirées par le grand symboliste Burne-Jones, que vous mangez votre venaison à la gelée de groseilles, ou vos prunes à la rhubarbe !

  1. Aratra Pentelici, Of the division of Arts.