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Je mourrai sans avoir rien fait pour cette gloire tant désirée, doué que j’étais de facultés universellement reconnues… Je n’ai pas fait le quart de ce que je devais faire… Il est difficile d’avoir moins profité de ses diverses situations et plus gaspillé son temps, sa santé, sa fortune et sa vie. » Ces phrases et d’autres toutes pareilles reviennent en manière de litanies monotones et plates. Ni la réputation que malgré tout il s’est acquise, ni la popularité qui lui vint sur le tard, ne lui donne le change. Il ne se fait pas d’illusions sur l’état qu’il tient dans l’opinion des hommes. Bien avant le scandale de son revirement politique, il sent peser sur lui le poids de la mésestime. Dès 1809 il ne voulait traverser les rues de Paris qu’en voiture fermée, parce qu’il craignait d’être montré au doigt. Il souffre de cette hostilité dont il se sent entouré ; mais il ne peut ni s’en étonner ni en appeler. « Les autres m’ont méconnu. Il ne faut pas que je le leur reproche, car je me suis méconnu moi-même. » Pour réclamer des autres l’estime, il lui manque de croire qu’il y ait droit. Au spectacle de sa propre vie et dans la conscience de sa misère intime, le sentiment qu’il éprouve, c’est, nous dit-il « une sorte de mépris et de découragement de moi-même. » Parfois il s’emporte en de subits accès de révolte : « C’est trop fort de n’avoir ni le plaisir auquel on sacrifie sa dignité, ni la dignité à laquelle on sacrifie le plaisir ! » Le plus ordinairement il s’abandonne à la douleur qui s’est installée au plus profond de lui, à une mélancolie morne, sans secousses et sans réveil. Comme il arrive, il généralise son expérience individuelle et prend texte de son infortune particulière pour jeter l’anathème à la vie tout entière. « Tout arrive trop tard dans la vie. Quand le cœur est susceptible de bonheur, le bonheur n’y est pas ; quand le bonheur vient, le cœur n’y est plus. » Désormais il ira ainsi traînant misérablement une vie dont il a cessé même de rien espérer, « une existence agitée qui vieillit sans s’asseoir et qui n’a pas la dignité de son âge. » Et l’éclat posthume, le prestige des funérailles pompeuses n’effacent pas dans notre mémoire le souvenir de ces années désolées où le vieillard usé de corps, usé d’âme, ne se ranimait que pour les émotions du jeu : « Je mange ma soupe aux herbes et je vas au tripot. »

D’où provient comme d’une source cachée cette ombre qui s’est répandue sur toute la vie de cet homme, l’un des plus éminens entre les hommes distingués ? Dans cette organisation, à tant de points de vue privilégiée, quel a été le vice intérieur ? Dans ce concours de tant de belles facultés laquelle a fait défaut, et de telle sorte que toutes les autres, pour avoir été privées de ce seul support, en soient devenues comme inutiles ? Nous le verrons assez clairement en recherchant de quels élémens et sous quelles influences s’est formée la complexion morale de Benjamin Constant.

C’est lui qui signale « ce mélange d’égoïsme et de sensibilité qui