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car, lorsque les délits se ressemblent, les circonstances générales diffèrent. Aucune assimilation ne pouvait être faite entre M. Lafargue en 4891 et M. Gérault-Richard en 1895. M. Lafargue avait commis un délit assez vulgaire et qui n’engageait que lui ; M. Gérault-Richard, avait provoqué un incident dont la gravité tenait moins au fait en lui-même qu’à l’ensemble de faits auxquels il se rattachait. Depuis que M. Casimir-Perier a été élu président de la République et dès le lendemain même du Congrès de Versailles, une campagne d’injures, d’outrages, de diffamations, a été entreprise non seulement contre lui, mais contre tout ce qui tient à lui. Jamais la haine et la colère n’ont provoqué de pareils excès de parole ou de plume ; et ces excès, il est facile de le reconnaître, ne viennent pas d’un emportement sincère dans sa violence, mais d’un calcul et d’un plan prémédités. Les socialistes veulent discréditer à la fois l’institution de la présidence et l’homme qui la représente. L’article de M. Gérault-Richard, bientôt suivi de la plaidoirie de M. Jaurès, ont été en quelque sorte les points culminans de cette campagne : ils y sont étroitement liés et ne peuvent pas en être séparés. Qu’on le voulût ou non, c’était donc la campagne tout entière qui, dans la personne de M. Gérault-Richard, était en cause jeudi dernier devant la Chambre, et, si la majorité avait requis la mise en liberté du prisonnier, on n’aurait pas manqué de dire que son vote avait été la contre-partie du verdict des jurés de la Seine. Quelles qu’eussent été les intentions de la majorité, on n’aurait vu que le fait : par-dessus M. Gérault-Richard et par-dessus le gouvernement lui-même, un autre aurait été atteint.

Telle est la question qui se posait devant la Chambre ; mais il faut convenir que, de part et d’autre, on s’est appliqué et ingénié à l’esquiver. Ni M. Millerand, ni M. Dupuy n’ont voulu laisser apparaître, même dans l’ombre, la personne de M. Casimir-Perier, le premier parce qu’il craignait que des attaques trop directes ne lui fissent perdre quelques voix, le second parce qu’il pensait que le devoir du ministère était de couvrir le Président. Il l’a, en effet, si complètement couvert que la Chambre avait un peu l’air de jouer à cache-cache. Les deux orateurs ont affecté de ne plaider qu’une thèse d’école, et, d’un côté comme de l’autre, la thèse était également fausse. M. Millerand, privant la Chambre de sa liberté d’appréciation, a soutenu qu’elle devait toujours requérir l’élargissement d’un de ses membres prisonnier, et M. le président du Conseil, invoquant les Droits de l’homme et l’égalité de tous devant la loi, a soutenu qu’elle devait toujours s’abstenir de le faire. Alors, que signifie l’article des lois constitutionnelles que nous avons cité plus haut ? N’existerait-il qu’à la condition de n’en user jamais ? Tel n’est pas notre avis. La Chambre de 1894 a peut-être eu raison de requérir la mise en liberté de M. Lafargue, et celle de 1895 a mieux fait encore de ne pas requérir celle de M. Gérault-Richard,