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de vieux canons sans affût, des os de morts autrefois ensevelis dans la paix de ce sanctuaire, des pierres à fusil datant de l’époque française, et des papiers dorés, et des fleurs artificielles. Tout à côté, un cloître renaissance, qui devait être bien joli, et dont les arceaux tout murés ne sont plus qu’un dessin de pierre grise autour d’un badigeon blanc. Le lieutenant qui nous accompagne et nous montre ces ruines violées, a écrit plusieurs nouvelles. Il est poète à ses heures. C’est le soldat qui rêve, un type de tous les temps, élégiaque en garnison, brave et d’une belle imprudence au feu. Il a bien l’accueil espagnol, réservé, plein de souvenirs, souvenirs du temps où l’Espagne fut grande, et de celui où nous fûmes ennemis : il a aussi le désir d’être prévenant et le sentiment que ce magasin d’artillerie n’est pas « à hauteur ». Tout cela passe dans ses yeux noirs, dans l’expression de son visage maigre, régulier, très jeune et très viril. Je lui trouve une sorte de timidité fière et une aisance de paroles mesurées qui révèlent une éducation.

— Vous ne vous trompez pas, me dit M. de Soraluce, il est de bonne famille. Autrefois, et jusqu’au temps d’Alphonse XII, les classes supérieures de la nation fournissaient assez peu d’officiers à l’armée espagnole. Elles commencent à y entrer. Les corps les plus recherchés sont la marine, l’artillerie et le génie. Vous avez toutes chances d’observer les mêmes qualités et les mêmes façons chez les officiers du fort que nous allons voir.

Nous sommes dans les dernières ruelles de la vieille ville, près du port des pêcheurs, et nous montons la pente du Mont-Orgueil qui domine, à droite, la passe de Saint-Sébastien. Bientôt, nous nous engageons sur les lacets, ombragés de grands arbres, grimpant vers la forteresse. La baie entière s’encadre entre deux ormeaux : mâts des barques montant jusqu’à nous, comme les branches d’un taillis en retard, maisons pauvres tassées, et qui se font de l’ombre, maisons blanches fuyant en demi-cercle, et la belle coquille d’eau bleue, et toujours la courbe élégante qui gouverne le paysage, et ramène les yeux aux choses déjà vues. L’horizon change et grandit tout en haut. C’est la mer infinie et luisante, le golfe ou chaque rayon de soleil trouve une pointe de lame qui le renvoie, la côte française, avec la Rhune qui est de France et la Haya qui est d’Espagne, toutes deux estompées en ce moment et fondues dans la même brume, la terre montueuse de Guipuzcoa, qui s’élève, verte d’abord, ayant à chaque sommet un château, une villa ou une ferme, et qui bleuit très vite, et presse au bas du ciel les aiguilles de ses pics. Nous escaladons, jusqu’au dernier étage, les terrasses et la tour de la Motta, au pied desquelles