si grande et impossible à seulement soulager. Miss Ruth n’avait pas encore prononcé dix phrases qu’elle m’avait révélé le secret de sa force intérieure. Elle était, comme son père, obsédée par la responsabilité des gens de sa race vis-à-vis des noirs, et tout de suite je pus reconnaître en elle, comme chez son père, cette fièvre de prosélytisme qu’il est si difficile pour un Latin de ne pas considérer avec quelque défiance. L’histoire des Anglo-Saxons serait inexplicable sans cet instinct héréditaire de la mission active et personnelle dont miss Scott n’était qu’un exemplaire entre des milliers, plus touchant que beaucoup d’autres, à cause de sa propre infortune. J’ai dans l’oreille, maintenant encore, sa voix un peu rude où frémissait, comme chez son père, la brusquerie d’une conscience toujours tendue pour l’apostolat, et je l’entends me dire, à propos de ces pauvres nègres dont j’avais du moins vanté l’insouciante incurie :
— Non, ce n’est pas toujours vrai. Il y a des tragédies de race, même aujourd’hui, qu’on ne soupçonne pas… Voici dix ans, je faisais mes études à Boston. Une fille de couleur vint se présenter à notre collège. La directrice avait des idées de justice. Elle nous fit toutes venir pour nous demander de lui promettre que nous traiterions la nouvelle venue comme une des nôtres. Sinon elle ne la recevrait pas. Elle nous laissa une heure pour nous décider à cette promesse. Nous délibérâmes toutes ensemble, et comme les avis étaient partagés, nous décidâmes de voter et de nous soumettre à la décision du scrutin. Il fut favorable à l’étrangère. N’eût-il pas été cruel, je vous le demande, de la priver d’un peu de culture à cause de son sang, d’autant que son père était un médecin distingué ? Elle resta quatre ans parmi nous. Elle était intelligente, ce que les noirs sont souvent, et très droite, ce qu’ils ne sont pas toujours. Nous l’aimions beaucoup. Même celles qui n’avaient pas voté en sa faveur tinrent leur parole et ne lui firent jamais sentir qu’elles la considérassent autrement qu’une blanche. Enfin, elle était heureuse. Son père mourut et la laissa sans fortune. Elle dut retourner à Savannah, dans la famille de son grand-père. Là, cette enfant, habituée à vivre dans la meilleure société du Nord, ne trouva pas une personne décente qui voulût la recevoir et même la connaître. Il lui fallait fréquenter uniquement des gens de sa race, tous inférieurs, grossiers, brutaux, se sachant tels, et sans instruction, sans éducation… Elle a tant souffert qu’elle a fini par un crime. Elle a commis un suicide. Elle s’est jetée à l’eau. N’est-ce pas une tragédie, comme je vous disais, et affreuse ?…
— Mais pourquoi n’est-elle pas restée dans le Nord ? demandai-je. Est-ce qu’elle n’aurait pas pu s’y marier ?