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bien être leur patron. Les suffètes d’Avitta, de Thibica, de Calama, de Curulis s’exprimaient dans la même langue. A Leptis, on a trouvé une inscription sémitique surmontée d’une dédicace à Auguste en beaux caractères romains.

A la vérité il ne s’agit encore que d’actes officiels : les cités voulaient flatter Rome en employant le latin. Il est bien évident qu’il n’a pas pénétré aussi vite dans la vie privée et les relations ordinaires. Il faut des siècles pour qu’une langue en dépossède entièrement une autre. Quand l’ancienne n’a plus de place dans les cercles lettrés et les réunions de la bonne compagnie, elle se survit dans les conversations intimes et dans les rapports avec les petites gens. Cependant la nouvelle gagne toujours, et, grâce à cet instinct de vanité qui fait qu’on regarde volontiers au-dessus de soi et qu’on se règle sur ceux qui sont placés au premier rang, elle finit par l’emporter. Du temps d’Apulée, on devait parler assez mal le latin à Madaura, puisqu’il fut forcé de le rapprendre quand il vint à Rome ; deux siècles plus tard, saint Augustin, qui était à peu près du même pays, nous dit que tout le monde s’en sert autour de lui et qu’un enfant n’a besoin que d’écouter pour l’apprendre.

Il est vraisemblable que la victoire du christianisme aida beaucoup à la propagation du latin. L’Eglise d’Afrique avait dû être d’abord toute grecque ; avec le temps elle se rattacha de plus en plus à celle de Rome. Elle usa donc presque uniquement de la langue latine. C’est dans une version latine qu’on y lisait les livres saints ; c’est en latin que se faisaient d’ordinaire les prédications, ce qui dut en faire pénétrer l’usage jusqu’à des profondeurs où il n’était pas encore parvenu. En Afrique, comme ailleurs, plus qu’ailleurs peut-être, la religion se développa parmi les classes inférieures. Les indigènes fournirent aux persécutions de nombreuses victimes, dont les fidèles conservèrent pieusement la mémoire. Quand les gens du monde, les païens obstinés, habitués aux divinités élégantes de la Grèce, entendaient parler des honneurs qu’on rendait à Miggin, à Barix, à l’archimartyr Namphamo, ils se moquaient un peu de ces noms barbares : Diis hominibusque odiosa nomina ! mais les chrétiens, surtout ceux des classes populaires, étaient très fiers de ces saints de leur pays et de leur condition, et ils les plaçaient sans hésiter à côté de Pierre et de Paul. Ces pauvres gens, habitués à se servir chez eux de patois libyques ou puniques, s’instruisaient, dans les églises qu’ils fréquentaient assidûment, à comprendre et à parler la langue des riches. Tout la leur rappelait. S’ils regardent autour d’eux, ils voient gravées au-dessus des portes, le long des murailles, autour