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sur la voiture, qui s’arrête. Ils l’entourent en vociférant dans toutes les langues. L’un offre son âne, l’autre son chameau, le troisième des antiquités. Ils montent sur le marchepied de la voiture, vous saisissent par le bras ; chacun veut s’emparer de vous. Vous avez mis le pied sur leur domaine, et, bon gré mal gré, vous leur appartenez. Cette tribu, gouvernée par un cheik, exploite la pyramide à son profit, depuis les temps anciens, par ce droit immémorial qui fait que les nomades sont les rois du désert et considèrent tout ce qu’il renferme comme leur propriété. Malgré leurs yeux rapaces et leurs mains voleuses, je ne me défends pas d’une secrète sympathie pour ces enfans du désert, éternels errans, sans demeure et sans lit. Ne sont-ce pas les vieux frères des Celtes ? À leur assaut, on se sent comme ressaisi par cette grande vague de la race blanche qui vint couvrir jadis tout le nord de l’Afrique et qui s’est conservée plus ou moins intacte jusqu’à ce jour malgré de fréquens mélanges avec le sang noir. Ceux qui gardent en ce moment la pyramide viennent, les uns de Tunis, les autres de Tripoli, d’autres des oasis libyennes. Tous jolis à voir avec leur chemise blanche et le châle noir dont ils se coiffent pittoresquement, tous souples et fins comme des panthères. On rencontre parmi eux le plus pur type aryen, sourcils arqués, yeux clairs et hardis, mais aussi tous les genres de métis par le croisement avec les tribus abyssines, nubiennes et nègres. Cela fait une palette de visages depuis le blanc basané à travers l’olivâtre jusqu’au noir d’encre. Quelques-uns ont des museaux de chien ou de chacal. Horde flottante du désert libyen, aujourd’hui pillards sauvages, demain bons enfans rieurs et spirituels.

La bande criarde nous suit sur le chemin qui monte vers la pyramide. Deux petits Bédouins m’accompagnent obstinément. L’un m’offre une figurine d’Osiris en basalte noir, l’autre une Isis oxydée toute bleue. Ces deux amulettes me rappellent les deux paroles que l’on murmurait au seuil des initiations égyptiennes : « Prends garde ! Osiris est un dieu noir. Qu’lsis, la bonne déesse, te protège ! » Mais je n’ai guère le temps de réfléchir au sens de ces mots obscurs. Car nous voici au pied de la montagne en pierres de taille. L’escalier gigantesque émerge royalement des vagues sablonneuses du désert labouré et bouleversé par le vent. Trois Bédouins vous appréhendent au corps, vous hissent de bloc en bloc ; et l’on grimpe essoufflé, mais enlevé malgré soi, comme un ballot par un treuil, sur ces marches qui ont environ un mètre de hauteur. De la petite plate-forme du sommet, l’œil redescend, non sans vertige, les degrés de la pyramide qui recouvrirait comme une cloche Saint-Pierre de Rome, et dont les blocs alignés feraient, dit-on, le tour de la France.