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touche de grasses dotations. Elles auront cependant même origine, le trésor public ou le butin fait à l’étranger ; elles seront canalisées par une seule main, c’est l’unique différence. D’où proviendra ce revirement de notre morale ? De l’habitude séculaire du bienfait souverain? Simplement peut-être de l’idée d’ordre, si nécessaire à l’esprit humain qu’une seule chose le blesse dans l’appropriation violente des richesses ; le désordre, l’arbitraire individuel. — Mais j’abandonne le problème aux casuistes.

Notre directeur lutte de son mieux contre tant de difficultés. Par l’effet de l’illusion commune aux politiques, il se figure qu’il les a vaincues en partie, que son gouvernement valait, à tout prendre, mieux que les autres, et que la France allait être très heureuse, si seulement il fût resté en place. — « Il n’y a eu de république, suivant moi, que pendant le gouvernement directorial. Avant, ce ne fut qu’anarchie et confusion ; après, il n’y eut que le despotisme d’un seul, sous le nom de premier consul. » — Si le souvenir du Directoire demeure universellement décrié, c’est la faute de ce méchant Bonaparte : il a falsifié ou détruit toutes les pièces justificatives qui eussent fait éclater la gloire de ses devanciers. Le citoyen directeur l’affirme sérieusement.

En réalité, Lareveillère n’eut qu’une idée de gouvernement, et qui ne lui réussit guère : la théophilanthropie. On s’étonne sans doute que ce mot ne soit pas encore venu sous ma plume. Pour quatre-vingt-dix-neuf bacheliers français sur cent, il résume tout ce qu’on est tenu de savoir au sujet de Lareveillère-Lépeaux, Ainsi, dans le grand oubli où l’histoire confond le commun de ses acteurs, la plupart d’entre eux ne surnagent que par un trait légendaire ou caricatural, qui fixe à jamais leur physionomie. Ils s’en plaignent, les ingrats, et sans ce trait ils sombreraient complètement. Notre auteur proteste avec amertume contre la réputation que lui firent les mauvais plaisans. A l’entendre, il ne fut pour presque rien dans la fondation du nouveau culte, imaginé par Valentin Haüy ; il l’encouragea uniquement de sa sympathie, et aussi de quelques subsides prélevés sur les fonds secrets de la police « qui n’ont pas toujours un emploi aussi honnête et aussi utile. » Le bonhomme se dégage après coup d’une église écroulée dans le ridicule; cependant les notices qu’il lut alors à l’Institut, et qu’on trouvera réimprimées dans l’appendice de la présente publication, montrent l’importance qu’il attachait à sa marotte. Rien d’instructif comme les réflexions qui amenèrent cet homme d’État à la théophilanthropie; n’y eût-il dans les Mémoires que ces pages, le livre serait d’un grand prix.

Lareveillère constate le vide de l’âme française ; toutes les idées prônées depuis quelques années ont fait faillite, elles n’ont pas plus