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prendre le caractère d’une époque, il convient d’étudier la biographie de certaines femmes, qui souvent nous renseignent plus sûrement que les grands écrivains sur la façon de sentir et d’aimer particulière à leur siècle. Née en 1780, morte en 1806, c’est le romantisme qui a inspiré les vers de Caroline de Günderode, et c’est le romantisme qui l’a tuée. Il faut ajouter que le genre d’idéalisme, enseigné par les romantiques allemands de la fin du siècle dernier et du commencement de celui-ci, ressemblait à certaines doctrines d’esthétique littéraire en vogue parmi notre jeunesse, et c’est par là qu’il est de nature à nous intéresser. Il y avait alors en Allemagne comme il y a aujourd’hui au quartier Latin beaucoup d’esprits subtils qui s’étudiaient à redevenir naïfs, beaucoup de raffinés qui s’efforçaient de recouvrer leur innocence perdue, beaucoup d’incrédules qui posaient en principe que la foi est le secret de toutes les grandes choses, et qui étaient partagés entre le besoin et l’impuissance de croire.

Jusqu’ici Caroline de Günderode nous était surtout connue par le livre que lui avait consacré Bettina d’Arnim, qui, quoique plus jeune de quelques années, avait pénétré assez avant dans son intimité. Un jour, pour des raisons que nous ignorons, leur amitié fut brusquement rompue. Ce fut pour se consoler de ce mécompte que Bettina entra en relations avec la mère de Gœthe : « Je me rendis chez elle, quoique je ne l’eusse jamais vue ; j’entrai. — « Madame la conseillère, lui dis-je, je veux faire votre connaissance ; j’ai perdu une amie, il faut que vous me la remplaciez. — Nous essaierons, » me répondit-elle. Dès lors je vins tous les jours ; je m’asseyais à ses pieds sur un escabeau, et je la faisais parler de son fils. » Bettina avait l’âme généreuse ; elle n’avait point gardé rancune a l’amie infidèle, elle a rendu pleine justice à son talent comme à son caractère.

Malheureusement elle était un biographe un peu suspect. Elle prenait d’étranges libertés avec l’histoire, l’exactitude était à ses yeux la plus négligeable des vertus. Tout entière à son idée et au désir de se faire valoir, elle arrangeait à sa guise les choses et les faits, et en reproduisant ses lettres ou celles de ses correspondans, elle interpolait, supprimait, ajoutait selon sa fantaisie ou ses convenances. Il ne faut lire son livre, intitulé die Günderode, qu’avec beaucoup de défiance et de circonspection, et il est heureux qu’un littérateur allemand, M. Geiger, ait eu la bonne fortune de déterrer récemment dans une maison de Francfort un grand nombre de papiers qui avaient appartenu à Caroline. Parmi beaucoup de fatras, il a retrouvé des lettres qui méritaient d’être publiées. Les plus importantes sont celles que « cet ange », comme rai)pelaient ses amis, avait reçues du célèbre jurisconsulte Savigny, de Bettina et de son frère Clément Brentano, et d’une jeune femme tour à tour très folle et très sensée, qui se nommait Lisette Nees. Ces lettres, que M. Geiger a accompagnées d’un intéressant comment-