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chose encore pour rendre une femme heureuse, que le bonheur est une chose très compliquée. Elle n'avait pas attendu d'être initiée aux mystères sacrés du romantisme pour savoir que vivre c'est aimer : elle l'avait deviné dès sa petite jeunesse. Il lui tardait que son heure fût venue ; mais elle mêlait les craintes aux espérances : les erreurs sont si dangereuses ! les déceptions sont si cruelles ! Elle avait l'esprit inquiet et un cœur à la fois ardent et timide. Se défiant d'elle-même et des autres, elle était avare de ses confidences, et lorsqu'elle semblait se livrer, elle n'avait garde de tout dire. Ses amis lui reprochaient sa réserve ; ils se plaignaient qu'il y eût dans cette âme virginale des retraites inaccessibles, un pays inconnu que personne n'était admis à visiter, et qu'il fût plus facile de l'aimer que de la connaître.

Sa santé délicate l'obligeait à se ménager beaucoup, et sa très modique fortune ne lui permettait pas d'arranger sa vie comme elle l'aurait voulu. À ses maux réels se joignaient des souffrances d'imagination, une tristesse vague, le pressentiment qu'elle n'aurait pas le temps d'être heureuse, qu'elle était destinée à mourir jeune. Quand ses rêveries tournaient au sombre, il lui semblait qu'elle était de ces femmes sur qui pèse une secrète fatalité et qui ont en elles quelque chose qui attire le malheur. Elle cherchait à se distraire de ses idées noires en s'occupant avec ardeur de cultiver son esprit. Elle avait du goût pour les nourritures solides, et tour à tour elle lisait des livres d'histoire ou étudiait la philosophie de Schelling. Mais ce n'était pas là son passe-temps favori : elle avait découvert que le meilleur moyen de se délivrer de ses chagrins était de les mettre en vers.

En 1804, elle publia, sous le pseudonyme de Tian, un volume de poésies, qui fut remarqué, apprécié par de bons juges. Gœthe daigna le traiter de production originale et curieuse : eine seltsame Erscheinung. Brentano complimenta l'auteur sur ses connaissances en métrique, sur sa science du rythme et sur la pureté de sa langue. « Votre poésie, lui écrivait-il, est comme une musique de l'esprit. » Une lui reprochait que certaines affectations et un peu de pédanterie ; il regrettait qu'il y eût dans cette femme poète un mâle et une femelle qui ne s'entendaient pas toujours ; il regrettait aussi que, ayant de très beaux cheveux, sa muse s'affublât parfois d'une perruque. Goûtée par les romantiques, elle trouva grâce devant Kotzebue, qui était leur bête noire. Le Freimüthige, journal httéraire qu'il dirigeait, publia un article encourageant et flatteur ; on promettait à Tian un bel avenir, pourvu qu'elle restât elle-même et se tint en garde contre la ténébreuse mystique que la nouvelle école avait mise à la mode. Ce qui est certain, c'est qu'elle avait le don, plusieurs qualités d'un vrai poète, la sincérité du sentiment, la grâce, le mystère. Elle s'essaya dans le drame, mais sans succès ; elle n'avait tout son talent que lorsqu'elle racontait ses mélancolies. — « Tout est muet et vide, et je ne prends plus de plaisir à