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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/754

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côté ou tout de l’autre, que les franches oppositions leur plaisent, qu’entre les joies du Ciel, par exemple, et les tourmens de l’Enfer, leur Église n’admet point le Purgatoire, dont les miséricordes trop touchantes conviendraient mal à l’inflexibilité du caractère national. Il n’en est pas moins vrai que, sachant tout cela, ce complet changement m’avait mis d’abord mal à l’aise et presque déplu. Je craignis que ses nouvelles vertus ne me fissent regretter les anciennes, que l’intelligence, chez lui, n’eût gagné aux dépens du caractère. Je m’étais ensuite formé de lui une image si nette, et m’y étais si bien habitué, qu’il me fâchait un peu qu’il en eût ainsi dérangé les traits. L’avouerais-je enfin? J’avais pris sur lui quelques notes qu’il m’allait falloir retoucher, ce qui, en contrariant ma paresse ordinaire, humiliait en moi la perspicacité du psychologue.

Dans l’ensemble, ses traits et sa personne n’étaient pas changés. Il n’avait pas trop souffert des fatigues de la longue et pénible route. Voyageant en pays plat, la respiration, du moins, ne lui avait pas manqué. Quoique parti en assez mauvais état, la force de sa constitution avait pu reprendre le dessus, et, en s’entêtant au but, celle de sa volonté le lui faire atteindre. Sa voix seulement était plus grave, sa parole plus lente. Au lieu de l’irritante gaieté que j’ai dite, une bienveillance infinie se lisait dans ses yeux, tandis que la profondeur et l’étendue de son regard faisaient songer à celles des solitudes qu’il avait parcourues. Ses cheveux, prématurément blanchis, ne firent qu’ajouter à la surprise qu’il m’inspira.

Je ne l’avais pas d’ailleurs tout à fait perdu de vue pendant ces trois ans d’absence. Comme ils eussent fait d’un nouveau Stanley à la recherche d’un nouveau Livingstone, les journaux des deux mondes nous avaient tenus au courant de ses moindres actions. Ils nous avaient dit le départ de Suez, les larmes de lady Hyland et de lady Lucy, l’arrivée à Zanzibar, le palais, le sultan, les paroles de bienvenue, le café d’apparat et les sucreries; toutes les facilités accordées pour le recrutement et l’équipement de la troupe qui le devait suivre, les achats de toutes sortes, le campement, la pacotille, le nombre des caisses, celui des porteurs et des hommes armés, le tout accompagné d’illustrations qui, légèrement modifiées, avaient ensuite servi à célébrer son retour. Interprétant les rares nouvelles qui l’avaient précédé, on avait, dans l’intervalle et à mesure, représenté et décrit les paysages, les scènes, habituels à ces sortes d’expédition; le roi palabrant à la lueur des torches et, sous le bombax géant, les danses de gala, la route en forêt tracée à coups de hache, la descente des rapides.