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les rois du marché. Inutile de rappeler ici la retentissante et désastreuse campagne de l’Union générale. Nous aurons sans doute, plus tard, l’occasion de revenir sur ces peu glorieuses batailles de Bourse. On sait que la victoire n’est pas restée aux légions anonymes enrôlées sous la bannière de l’Union. Bien des choses, — à commencer par la présomption de ses chefs, par la témérité de leurs manœuvres, par l’outrance coupable de leurs procédés de spéculation, — expliquent la défaite des imprudens qui s’étaient flattés d’emporter d’assaut, à force d’audace, l’empire de la Bourse. Il faut bien reconnaître que pareil exemple était peu encourageant; toujours est-il que, après des luttes plus ou moins vives et des pertes plus ou moins sensibles, des deux côtés, la paix s’est faite, sur la plupart des marchés, entre les sociétés d’une part et les grandes maisons de l’autre. Elles ont renoncé à se détruire mutuellement; elles ont senti qu’elles ne pouvaient entièrement se supplanter. Elles se sont résignées à vivre côte à côte, et, au lieu de batailler ensemble, elles se sont décidées à conclure des alliances. Il s’est établi une sorte de modus vivendi entre les sociétés nouvelles et les anciennes puissances financières. On a vu ainsi les chefs ou les associés des grandes maisons de banque entrer dans les sociétés anonymes, comme administrateurs ou comme présidens des conseils d’administration[1].

Autre fait connexe du précédent : il s’est formé une sorte d’état-major financier qui a pris la conduite et la gestion de la plupart des sociétés par actions. Les présidens, directeurs, administrateurs, censeurs, commissaires des sociétés anonymes sont bien élus par les actionnaires, mais ils sont, d’habitude, désignés aux actionnaires par les fondateurs des sociétés ou par les conseils d’administration. Les actionnaires ont beau être réunis en assemblées générales, comme d’ordinaire ils ne se connaissent point, et que leur rencontre est fortuite et passagère, ils ratifient, le plus souvent, sans opposition, les choix qui leur sont proposés. Sous couleur d’élection, les conseils d’administration se renouvellent ainsi, pour la plupart, à la manière des Académies, par une sorte de cooptation. Comme ils sont, généralement, les seuls juges des titres et de la compétence des candidats, les directeurs et les administrateurs sont enclins à porter leur choix sur leurs amis et sur leurs parens. Il s’est ainsi formé, à la tête des sociétés anonymes, une sorte de consorteria ou de franc-maçonnerie dont les membres, parfois divisés en coteries hostiles, se retrouvent dans

  1. Nous nous réservons d’examiner, dans une prochaine étude spécialement consacrée à la finance, pourquoi, dans ce domaine, la prééminence est souvent demeurée aux maisons individuelles.