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banale qu’il est oiseux d’insister. Dans la plupart des États, veut-on améliorer le fonctionnement d’un monopole, augmenter le produit d’une régie de l’État, il n’y a qu’à en charger une société privée. Presque toujours, l’État fait plus cher, et l’État fait moins bien. Le rendement des administrations publiques, là même où le « coulage » est le moindre, là même où elles sont le mieux outillées et où leur personnel est le plus compétent, est rarement en proportion de ce qu’elles coûtent. Ce sont, d’habitude, de lourds et encombrans mécanismes, aux ressorts paresseux, souvent surannés, maniés par des mains malhabiles ou distraites. Il semble que l’énormité de la machine, la longueur des courroies de transmission, l’inutile complication des rouages entraînent fatalement une déperdition de force[1].

Les administrations de l’État, chez nous au moins, avaient naguère une supériorité dont nous nous sentions tiers : elles l’emportaient par la probité, par le scrupule en tout ce qui touche l’argent. Hélas! prenons garde que cela ne soit devenu un préjugé du passé. Cela pouvait être vrai, alors que l’accès des fonctions publiques demeurait réservé à des familles chez lesquelles les traditions d’honneur et d’honnêteté étaient un patrimoine toujours intact, — avant l’invasion des nouvelles couches avides et besogneuses, — avant que l’intérêt électoral ne vînt dominer et fausser tous les choix des gouvernans. Ce temps est déjà loin, et je crains que, des deux côtés de l’Atlantique, nos démocraties modernes n’aient de la peine à le revoir. Aujourd’hui, la fraude en grand, les prévarications, les abus de toute sorte sont plus malaisés avec les sociétés privées qu’avec la gérance de l’Etat. Au milieu même des germes de corruption qui fermentent partout autour de nous, les compagnies ont plus de chance d’échapper à l’infection du microbe et des bacilles les plus dangereux de ce temps, la politique et les politiciens.

Que l’intervention de l’Etat expose à des tentations, il serait facile d’en montrer des exemples récens et attristans, pas bien loin de nous : j’en noterai un ou deux, en France et à l’étranger.

Prenons les banques d’émission. Les scandales de la Banque Romaine nous ont fait voir que, au lieu de mettre leur vertu à l’abri de tout reproche, la tutelle de l’État pouvait être, pour les

  1. En France même, l’administration des téléphones, le dernier service soi-disant accaparé par l’État, nous montre combien peu il faut compter sur l’initiative des administrations gouvernementales. « L’État, écrivait récemment M. Ch. Gide, après avoir enlevé les téléphones à la société particulière qui les avait introduits en France, l’État, sous prétexte d’en faire un service public, en a arrêté net le développement. » (Revue politique et parlementaire, août 1894.) Le monopole des allumettes ne nous semble pas plus encourageant pour les partisans des monopoles de l’Etat.