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organe d’une plasticité merveilleuse, qui prend toutes les formes et se prête aux besognes les plus diverses; et le couteau barbare d operateurs ignorans n’en saurait pratiquer l’ablation, sans mutiler une société et estropier un peuple. Presque autant vaudrait lui couper les bras, et l’engager ensuite à gagner le prix de la lutte entre les nations.

Au dedans, comme au dehors, dans la mère patrie, de même qu’aux colonies, les compagnies sont seules assez fortes pour se charger des grandes entreprises qui, sans elles, seraient converties en service public, au grand détriment de la bourse des contribuables et de la liberté des citoyens. En ce sens, on l’a constaté longtemps avant nous, — car, en vérité, ce n’était pas difficile à découvrir, — ces grandes compagnies, tant vilipendées, méritent d’être défendues comme le boulevard de la liberté contre le pouvoir absolu et l’omnipotence de l’État[1]. Ce n’est pas à dire, je supplie de le remarquer, que l’État se doive désintéresser de tout ce qu’entreprennent les compagnies, qu’il doive, toujours et partout, leur laisser le champ libre et s’effacer devant elles. Non, tel n’est pas notre sentiment. Nous ne sommes pas de ceux qui veulent, en toutes choses, emprisonner l’État dans le laissez-faire et le laissez-passer. Ce n’est point ainsi que nous l’entendons. En certains pays, aux États-Unis notamment, l’État en se désintéressant de l’établissement des tarifs des lignes de chemins de fer, en laissant se constituer aux dépens du public des monopoles onéreux, l’État nous semble ne pas avoir rempli sa tâche. Il a ainsi, par sa négligence ou par son impuissance, fourni de légitimes griefs aux adversaires des compagnies et des « ploutocrates ».

L’Etat a le droit, ou mieux l’Etat a le devoir d’astreindre à sa surveillance toutes les sociétés qui, par leur objet ou par leur extension, ont plus ou moins le caractère de services publics. Mais ces grandes compagnies, l’État doit se contenter d’exercer sur elles son contrôle, — et cela, au sens français plutôt qu’au sens anglais du mot. Il ne doit pas s’immiscer dans leur administration intérieure. Son ingérence, c’est-à-dire, en somme, l’intervention de ses fonctionnaires et de sa bureaucratie, sous l’impulsion des politiciens, risque de paralyser l’initiative privée, sans compter qu’elle est, d’habitude, plus propre à fomenter les abus qu’à les corriger.

Pour conclure, le rôle de l’État est assez grand sans qu’il se fasse voiturier, transporteur, banquier ou assureur, — à plus forte

  1. Ainsi Tocqueville, la Démocratie en Amérique, t. III, IIe partie, ch. VII ; ainsi Eszra Seaman, le célèbre jurisconsulte américain, Essays on the progress of nations, 1886, t. II, p. 14. Voyez Claudio Jannet, la Finance, la Bourse, la Spéculation, p. 166.