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II

Le 3 septembre, à quatre heures du soir, parvint la dépêche qu’on ne pouvait plus taire : « L’armée est défaite et captive ; moi-même je suis prisonnier. Napoléon. »

Le Conseil privé, les présidens du Sénat, du Corps législatif et les ministres furent aussitôt appelés aux Tuileries. Là le maintien de la régence et du ministère fut, comme une nécessité d’évidence, l’objet d’un accord qui ne demandait même pas de paroles.

Tous ne furent pas conduits par les mêmes motifs à cette décision commune. Les hommes secondaires, selon l’habitude, ne voulaient pas croire à la fin d’un régime où ils étaient devenus les premiers. Ils s’étaient docilement associés au rêve de l’impératrice ; ce coup de tonnerre ne les en avait pas réveillés. Pour eux il n’y avait rien de changé en France, il n’y avait qu’un empereur de moins. Sans doute on aurait à subir un assaut de la douleur et de la colère publiques. Mais si, le lendemain 4 septembre, le pouvoir ne se laissait pas emporter par l’inévitable effervescence de Paris, il n’aurait plus rien à craindre. Car Paris met toute sa vigueur dans son premier mouvement ; ses passions sont impétueuses, mais fugitives comme des caprices ; ne pas lui céder d’abord, c’est l’avoir pour longtemps vaincu, et dominer Paris c’est avoir, par surcroît, la France.

Les véritables hommes d’Etat, et M. Rouher le premier, ne s’abusaient pas ainsi[1]. Mais leur claire vision de l’avenir les décourageait d’un changement désormais inutile. Leur politique avait été d’opposer à l’empereur l’impératrice, leur espoir d’opposer aux malheurs de l’un les succès de l’autre. L’un et l’autre venaient de se confondre dans une catastrophe commune. Toute habileté avait abouti à user à la fois toutes les effigies de l’empire. Au premier changement tenté, tout croulerait à la fois. Qu’on essayât de former un autre cabinet, l’on verrait autour du pouvoir le symptôme le plus certain de la mort, la vacance des ambitions. Les inextricables difficultés de l’abdication s’imposeraient

  1. Le général Soumain, qui commandait la 1re division militaire, a raconté comment et par qui il apprit le 3 septembre dans la soirée les chances de la révolution. « Je reçus la visite de M. Ferdinand Barrot, le grand-référendaire du Sénat ; il venait me demander des troupes pour protéger le palais du Luxembourg. Il me dit : « Tout est perdu ! — Oh ! lui dis-je, vous désespérez bien vite ! — Demain, répéta-t-il, nous aurons une révolution, tout est perdu. »… Je le connaissais un peu et sa conversation, quoique très sérieuse, se passait en termes familiers. Il me dit : Nous sommes fichus. — Diable, vous n’êtes pas rassurant ! — Le patron (M. Rouher) sort du conseil. Pour lui, la déchéance est une affaire réglée, et demain nous aurons une révolution. » (Commission d’enquête sur le gouvernement de la défense nationale. — Dépositions, t. I, p. 785, 789.)