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à l’extérieur la situation du petit État : il était formé d’une ville fortifiée, entourée de sa banlieue, ou pour mieux dire, d’un mince glacis; plus, quelques villages enclavés dans les possessions des voisins Au dedans, tranquillité parfaite. Cent ans se passèrent pendant lesquels les Genevois vécurent satisfaits de se sentir conduits et surveillés par une magistrature qui comprenait paternellement ses devoirs, et leur tenait la bride bien courte.

Un caractère national, d’une grande originalité, se forma lentement alors, et il a duré longtemps. Il subsistait encore, quand Stendhal, qui passa par Genève en 1811, en jugea les habitans d’un coup d’œil : « Ils jouissent, dit-il, par l’orgueil et les passions tenaces. Leur ville, que j’ai parcourue, a l’air d’une prison. Elle est d’un silence et d’une tristesse dont je n’ai vu d’exemple nulle part. » Isolez ces derniers mots : ils expliquent précisément l’attrait que cet état de choses inspirait aux Genevois ; ils n’étaient pas comme les autres. Ils se répétaient journellement à eux-mêmes, on leur commentait du haut des chaires ces mots de l’apôtre : « Vous êtes la nation sainte, le peuple élu ; vous êtes des prêtres et des rois. »

Tandis que les paysans des contrées environnantes, et les bourgeois des petites villes de Savoie et de Vaud, obéissaient à des baillis ou des gentilshommes que leur envoyaient les gouvernemens lointains de Berne, de Turin ou de Paris, sans qu’ils eussent eux-mêmes un mot à dire sur le choix, les citadins de Genève étaient leurs propres maîtres; ils se réunissaient chaque année dans leur cathédrale, et nommaient leurs magistrats. A vrai dire, des lois ingénieuses restreignaient l’étendue des droits populaires ; les élus de la veille désignaient les éligibles du lendemain; mais si le gouvernement était, en définitive, très aristocratiquement conduit, les formes demeuraient démocratiques : c’était une chose si rare dans l’Europe d’alors, que la petite et la moyenne bourgeoisie envisageaient avec une juste fierté la part de pouvoir dont elles jouissaient à Genève.

Les magistrats étaient intègres ; leur vie privée, irréprochable. Dans leur jeunesse, leur naissance leur avait ouvert l’entrée des emplois publics ; ils avaient gravi lentement l’échelle qui conduisait aux plus hautes dignités. Mais ces fonctions qui leur étaient confiées de bonne heure, les mettant en contact avec le peuple, ils étaient en butte à sa critique. S’ils surveillaient les simples citoyens, ceux-ci le leur rendaient bien, et ne leur passaient rien. Les familles d’un rang élevé, qui se partageaient le pouvoir, étaient naturellement jalouses les unes des autres. Leurs privilèges étaient fondés, non sur la force, mais sur la coutume, et en