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et Mlle Lambercier ; que de douze ans à seize, les coups dont était prodigue avec lui son patron Du Commun ont abattu son courage; qu’enfin, dans les années de jeunesse qui suivirent, demeurant dans le besoin et se sentant sans appui, il ne put subsister qu’à force d’humilité, en sorte que l’habitude de provoquer l’adversaire lui a manqué; mais il était susceptible et se choquait facilement, et ce défaut chez lui se marqua singulièrement avec l’âge.

Revenons au départ d’Isaac. Si quelque estrif, fruit de son humeur batailleuse, eût été la cause de son voyage aux rives du Bosphore, c’eût été sans doute une grosse affaire; elle eût laissé des traces que nous retrouverions, et nous n’en voyons aucune. C’est encore une hypothèse à abandonner.

Il y a un autre trait de la nature d’Isaac, qu’on peut remarquer aussi chez son fils Jean-Jacques, et qui a contribué sans doute à l’étrange détermination prise par le jeune époux : il avait quelquefois des idées qui tombaient de la lune. A vingt-deux ans, ce compagnon horloger, qui avait fait le long apprentissage d’un métier lucratif, avait un beau jour mis de côté ses outils pour prendre un violon et donner des leçons de danse. Cette lubie n’eut qu’un temps très court; mais elle dénote un esprit capable de bizarreries, un homme porté à prendre son parti à l’improviste, en étonnant sa famille et ses amis par les décisions les moins judicieuses. Je crois que ce plaisir d’être singulier, ce goût des aventures, combiné avec quelques embarras financiers et quelques difficultés d’intérieur, nous donne l’explication la plus vraisemblable de cette étourdissante désertion du foyer conjugal, de la part d’un homme qui possédait une femme si séduisante, qui l’aimait, qui était aimé d’elle. Elle lui demeura fidèle; quand il revint de Constantinople au mois de septembre 1711, après six ans d’absence, elle eut de lui son second fils Jean-Jacques, qui naquit le 28 juin 1712. Son mari pouvait se louer d’elle; elle lui avait « gardé la foi », selon l’expression de la liturgie nuptiale dans l’Eglise protestante. Nous féliciterons donc Suzanne de sa vertu; mais que penserons-nous de la prudence d’Isaac?

Un mari qui plante là sa femme, un père qui ne s’inquiétera guère de voir ses deux enfans quitter étourdiment leur pays et s’en aller à l’aventure : voilà notre homme. Il était d’une coupable insouciance à l’égard des siens. Son fils aîné François Rousseau est sans doute mort de misère dans quelque coin ; avec quels sentimens pour son père? on ne sait. Sa femme et son fils cadet Jean-Jacques ont conservé jusqu’à la fin de l’attachement pour lui : c’est qu’il était aimable, malgré tout.