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avaient joué aux cartes. Le Consistoire en fut informé et les fit appeler devant le pasteur et l’ancien de leur quartier, qui les censurèrent, et les exhortèrent à ne plus donner un tel scandale.

Soumis à une personne aussi bien morigénée, les enfans d’Isaac eussent été bien élevés si leur père l’eût secondée dans sa tâche. Mais c’était un homme léger, jaloux de son loisir, point assidu au travail; la jolie situation de fortune qu’il tenait de sa femme, semble avoir lentement décliné. Son fils aîné devenait un mauvais sujet. Avec son fils cadet, dont l’intelligence était précoce, Isaac, après le repas du soir, lisait des romans, ceux du grand siècle, ces œuvres d’un tour si fier et si noble, que les lecteurs d’aujourd’hui trouvent insipides, et qui ont su plaire autrefois à La Fontaine, à Mme de Sévigné : l’Astrée, Cléopâtre, le Grand Cyrus. « Il n’était question d’abord, dit Rousseau, que de m’exercer à la lecture par des livres amusans ; mais bientôt l’intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : Allons nous coucher; je suis plus enfant que toi. » L’anecdote est charmante; mais quel solécisme en pédagogie! Le pli donné de bonne heure à l’imagination de l’enfant l’a préparé sans doute à être un jour le rival heureux de ces auteurs qui l’enchantaient : Honoré d’Urfé, la Calprenède, Mlle de Scudéry. Isaac Rousseau, s’il eût vécu assez pour lire la Nouvelle Héloïse, eût eu le droit de s’applaudir des bons résultats de sa méthode éducative; toujours est-il qu’aucun homme sérieux ne la recommandera.

Mais c’était après tout une vie agréable, calme et douce, qu’on menait à son foyer. Dix années se passèrent ainsi, pendant lesquelles Jean-Jacques eut une enfance heureuse; il ne lui manquait que des compagnons de son âge : point de sœur et point de cousines ; la différence d’âge entre son frère et lui était trop grande pour qu’ils eussent les mêmes amusemens. D’une nature bien douée et fine, d’un caractère un peu féminin, il se plaisait à la société des grandes personnes, sa tante et son père. Au milieu de l’innocence de ses premières années, il exerçait déjà sur son entourage cet attrait personnel qui lui valut tant d’amis le long de sa carrière, et qu’il possédait même encore dans sa morose vieillesse, quand Bernardin de Saint-Pierre vint lui rendre visite et fut saisi par son charme. Dans le petit cercle de famille que présidait l’horloger, la vie était étroite et sans horizon; l’impression qu’en reçut l’âme de l’enfant n’en fut que plus pénétrante. Un cadre resserré comme celui-là fut pour lui, dans les rêves de toute sa vie, une des conditions du bonheur.