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pas d’aimer passionnément l’objet de leurs études, — c’est au contraire là leur grande vertu, — mais ils lui attribuent de surcroit une vertu moralisatrice. Je me prendrai bravement pour exemple. Si j’avais l’honneur de faire actuellement partie du Conseil supérieur de l’Instruction publique, je sens très bien que j’y plaiderais la cause de l’histoire de la littérature,... et de l’évolution des genres. Je ne pourrais m’empêcher de réclamer pour elles une large place dans les programmes; et, en y songeant, j’ai quelque idée qu’on me l’accorderait, si je consentais de mon côté à augmenter celle de la physique ou de la chimie. Je soutiendrais qu’il n’y a pas d’instruction complète sans un peu d’histoire naturelle ; et, comme on ne saurait parfaitement connaître Corneille sans avoir lu La Calprenède, je demanderais l’inscription de Cassandre au programme. Que répondrais-je, après cela, si l’on me proposait d’y inscrire un peu de droit grec ou de chimie organique ? C’est bien ainsi que, d’année en année, nos programmes se sont allongés, alourdis, compliqués. L’historien plaidait la cause de l’histoire; le jurisconsulte ou le médecin celle du droit ou de la médecine; ils la gagnaient; — et finalement tout le monde y perdait. C’est pourquoi je suis convaincu que, si le Conseil supérieur de l’Instruction publique était autrement composé, je veux bien qu’il ne le fût pas d’hommes plus « compétens », mais il le serait de plusieurs sortes d’hommes, et l’instruction n’en irait pas plus mal, mais l’éducation en irait beaucoup mieux.

Et si le caractère de l’instruction était moins « utilitaire » ou moins « professionnel», croyez-vous par hasard que l’éducation y perdît? Vous rappelez-vous les Temps difficiles, de Dickens, et le personnage de Thomas Gradgrind? « Thomas Gradgrind, monsieur, l’homme des faits, l’homme des réalités, l’homme qui procède d’après le principe : deux et deux font quatre, et rien de plus, et qu’aucun raisonnement n’amènera jamais à concéder une fraction en sus ! Thomas Gradgrind, monsieur, avec une règle et des balances, et une table de multiplication dans la poche, monsieur, toujours prêt à mesurer ou à poser le premier colis humain venu, et à vous en donner exactement la jauge... En toutes choses vous devez vous laisser guider et gouverner par les faits. Vous ne marchez pas en fait sur des fleurs : donc on ne saurait vous permettre de les fouler aux pieds sur un tapis. Vous ne voyez pas que les oiseaux ou les papillons des pays lointains viennent se percher sur vos assiettes : donc on ne saurait vous permettre de peindre sur vos faïences des papillons ou des oiseaux étrangers. Vous ne rencontrez jamais un quadrupède se promenant du haut en bas d’un mur, donc vous ne devez pas représenter des quadrupèdes