Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/947

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le drame auquel nous assistons. Nous voulons suivre l’enchaînement des causes et des effets. Nous voulons voir naître les actes dans les mobiles qui les ont produits. Le devoir de l’auteur dramatique est d’éclairer pour nous la conscience de ses personnages. Mais la conscience des personnages de M. Lemaître, par définition, est obscure. Comment pourraient-ils nous renseigner sur ce qui se passe en eux, puisque eux-mêmes ils l’ignorent? Ils sont tout les premiers étonnés par le spectacle de leur propre conduite, et ils ont peine à s’y reconnaître. Ils ne sont occupés qu’à se démentir. Nous assistons à des transformations imprévues et à des contradictions inexpliquées. Cela nous déconcerte et nous fâche. — D’autre part il semble bien que l’un des élémens essentiels au théâtre soit l’action. Cette action ne consiste pas dans les épisodes plus ou moins habilement agencés d’une intrigue compliquée. Elle résulte de la lutte entre la volonté et les obstacles que lui opposent soit des volontés étrangères, soit la passion ou l’instinct. L’issue de cette lutte est ce qui produit l’intérêt et ce qui provoque une curiosité d’ordre supérieur. Mais vouloir, c’est justement ce dont les personnages de M. Lemaître sont incapables. Lutter, ils ne l’essaient même pas. Ce sont les circonstances qui les conduisent. C’est le hasard qui agit à leur place. Leur vie dépend de toutes les sollicitations extérieures. Elle n’a pas de centre et de principe fixe. De là vient que les pièces où elle nous est contée n’ont pas d’unité. Elles semblent toujours près de finir. Elles ne se continuent pas, elles recommencent. Et de là vient aussi qu’elles sont languissantes. Ce qui leur manque, c’est le principe même du mouvement.

Telle est la cause la plus profonde par laquelle s’expliquent les reproches qu’on est en droit d’adresser aux comédies de M. Jules Lemaître. Il en est une autre qui, jusqu’ici, a compromis le succès de toutes ses tentatives dramatiques. C’est la nonchalance qu’il apporte à la composition de ses pièces. Cette nonchalance peut être un charme sous la plume de l’écrivain, surtout si elle n’est qu’apparente. Elle est insupportable au théâtre. Or elle est partout sensible et se traduit de toutes sortes de manières dans les pièces de M. Lemaître. Par dédain des habiletés où excellait ce pauvre Scribe il néglige les menus artifices de la scène. Il fait entrer ses personnages ou les congédie suivant qu’il a besoin d’eux ou suivant qu’il trouve qu’on les a assez vus. Je ne le chicanerai pas sur ce point outre mesure. Mais comment se fait-il qu’il emprunte au théâtre de Scribe ces mêmes moyens artificiels qu’il tient en si fort mépris ? Dans le Pardon c’est une voilette oubliée qui renseigne la jalousie de Suzanne. Oh! cette voilette, usée pour avoir traîné dans tant de drames et tant de vaudevilles ! — Ceci est plus grave. A mesure que l’œuvre s’avance, il semble que l’auteur se fatigue, qu’il perde patience et courage. Dans l’Age difficile, le premier acte est un acte d’exposition très agréable ; au second acte se trouve une fort belle