Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soulevée par les troupeaux, bandes de porcs noirs ou bruns errans à la glandée, bandes de moutons et de chèvres, que mène, au petit pas, un berger coiffé d’un chapeau pointu, enveloppé d’un manteau de bure traînant sur l’herbe. La forêt, inexploitée, pillée plutôt par les habitans des bourgs voisins, solitaire, sans maisons de garde ni huttes de bûcherons, donne une impression de sauvagerie et d’abandon que ne donnent pas les nôtres. Parfois, si elle couvre, comme il arrive, un plateau de montagne, elle descend tout à coup la pente d’un ravin, et laisse apercevoir, dans l’ouverture dentelée des chênes verts, de grands espaces de nuances claires, qui sont les plaines d’en bas, et où l’ombre des collines, les routes, les rochers, sont mêlés et disparaissent dans le poudroiement du soleil.

Dès qu’on sort de la forêt, c’est le grand plateau désolé, pierreux et cependant cultivé. La Vieille et la Nouvelle-Castille, l’Estramadure, presque une moitié de l’Espagne n’est ainsi, au printemps, qu’un vaste champ de blé vert ; en été, qu’un vaste champ de chaume, à l’horizon duquel se profilent, vifs ou brumeux d’arêtes, des cercles de montagnes. Parfois la plaine est tout unie jusqu’à son extrême bord, les nuages pèsent sur la terre même, et le soleil se lève droit au-dessus d’un sillon. Tristes étendues, dont la Beauce elle-même ne peut donner l’idée. Il n’y a pas d’arbres, mais pas de fermes non plus. Les hommes qui labourent ce sol ingrat viennent des bourgs très éloignés l’un de l’autre, bâtis en pierre jaune ou en briques, et qu’on distinguerait à peine de la terre sans la tour du clocher, rose dans la lumière. Ils arrivent le matin, les paysans de Castille, à cheval sur leurs petits ânes, ils descendent de leur monture, déchargent les provisions qu’elle porte dans les deux bâts attachés à son dos, et l’attellent à la plus primitive des charrues : un simple soc de bois muni d’un seul manche, avec lequel ils feront sauter, tant que le jour durera, un peu de poussière fertile et beaucoup de cailloux. Après les semailles, après la récolte, pendant des mois, l’espace, où rien n’est semé que le froment, le seigle et l’orge, demeure sans mouvement, comme un grand miroir craquelé par le soleil. La moindre tache sur cette nappe d’un seul ton, attire aussitôt le regard : c’est une caravane de mulets noirs, qui passent pomponnés de rouge, partis dès le matin, à l’heure où, dans les lointains immenses, on commence à voir le village, l’unique village de la plaine, plus petit et plus pâle devant soi qu’une fleur de centaurée sauvage ; c’est un troupeau de bœufs broutant, au ras des pierres qui font de l’ombre, les brins d’herbe échappés à la chaleur de midi ; c’est un simple sentier tracé dans les mottes, par la fantaisie des hommes et des bêtes, ou bien encore une fissure profonde, large