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il y en a quatre dont les parens ont eu avec M. Duval de Soicourt des torts, ou des procédés qui peuvent lui paraître mériter ce nom. Par conséquent, il n’aurait pas dû se présenter pour les juger, et moins encore pour instruire le procès où ils sont compromis. Le fait est tout récent, il se trouvait curateur d’une jeune personne riche et sa parente. Il avait formé le projet de la marier à son fils unique. Il avait sollicité vivement la supérieure d’une maison religieuse[1], où demeurait la demoiselle, de travailler pour l’amener à ses vues. Cette supérieure s’y était refusée. On avait tenu devant un conseiller au Présidial une assemblée de parens pour le dépouiller malgré lui de son titre de curateur, et conclure le mariage de la mineure avec un étranger. Or, des quatre accusés, le premier est parent proche et chéri de la supérieure ; le second et le troisième sont l’un frère et l’autre cousin germain du rival préféré ; et le quatrième est fils du conseiller devant qui l’assemblée s’est tenue. Le ressentiment de l’assesseur avait éclaté. Il semblait que la décence, et même l’équité, lui ordonnaient de se déporter d’un jugement où il voyait compromises tant de personnes qu’on pouvait le soupçonner de ne pas aimer. »

A côté de Duval de Soicourt, siégeaient dans cette « Chambre criminelle de la Sénéchaussée de Ponthieu » deux juges nommés Lefebvre de Villers et de Broutelles. Le premier était un bonhomme, faible et borné, qui se montra plus tard désespéré du mal qu’il avait fait. Quant à de Broutelles, il mérite un portrait à part. C’était un marchand de porcs, perdu de réputation dans Abbe ville. « Sa conduite personnelle, ne craignait pas de dire Linguet, répugnait aux fonctions de jurisconsulte et plus encore à celles de juge. Il est notoire que son unique occupation est le commerce, et on ne serait pas embarrassé à trouver des sentences des consuls qui lui enjoignent de produire ses livres. L’Election d’Abbeville, dont il a acheté la présidence, a refusé de l’admettre, et elle a actuellement un procès contre lui à la Cour des Aydes, pour se dispenser de l’avoir pour chef. »

Tels étaient les trois juges, investis d’un pouvoir sans limites, qui tenaient dans leurs mains le sort des accusés.

Ces grands coupables, nous l’avons vu, étaient des fils de famille, tous mineurs ; le plus jeune d’entre eux avait seize ans. D’Estalonde, dès la première plainte, quitta la place, et, comme on sait, alla chez Voltaire, puis en Prusse, auprès de Frédéric. De Maillefeu, fils du conseiller Douville, était presque un enfant, bien qu’il eût déjà fait service de gendarme et, dit-on, tué son colonel

  1. Mlle Feydeau de Brou, abbesse de Willancourt, tante du chevalier de La Barre.