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avons rapporté le texte portait que le chevalier aurait la langue coupée, serait décapité ensuite, el que son corps et sa tête seraient jetés dans un bûcher.

Le Parlement approuva tout. Voici son arrêt : « Vu par la Cour, la Grand’Chambre assemblée, le procès criminel fait par le lieutenant criminel de la sénéchaussée de Ponthieu. La Cour dit qu’il a été bien jugé, mal et sans grief appelle par Lefebvre de La Barre. Ordonne en conséquence que le Dictionnaire philosophique qui a été apporté au greffe de la cour sera reporté au greffe criminel de la sénéchaussée d’Abbeville. Ordonne que le présent arrêt sera imprimé, publié et affiché partout où besoin sera, notamment en la ville d’Abbeville, et pour faire mettre le présent arrêt à exécution, renvoie ledit Jean-François Lefebvre de La Barre prisonnier par devant ledit lieutenant criminel de la Sénéchaussée de Ponthieu, à Abbeville.

« Fait en Parlement, la Grand’Chambre assemblée, le 4 juin 1766.

« Signé : DE MAUPEOU. PELLOT. »


L’arrêt était donc rendu par le premier président en personne, par le futur chancelier de Maupeou, qui préludait ainsi à sa réforme judiciaire. Le rapporteur qui, suivant la coutume, a signé l’arrêt avec le président, était Pellot, et non Pasquier, comme l’a cru Voltaire[1]. Pasquier d’ailleurs figurait parmi les juges, à côté d’hommes respectés dans le Parlement. Il est clair que ces magistrats ont, le 4 juin au soir, soupe de bon appétit, la conscience tranquille, heureux d’avoir joué un bon tour à Voltaire, satisfaits d’avoir montré une égale horreur pour les Jésuites, qu’ils venaient d’expulser, et pour un jeune libre penseur qu’ils envoyaient au feu avec son manuel d’impiété.

Un dernier trait achèvera de peindre l’entrain dénué de scrupules avec lequel les parlementaires ont ratifié la sentence d’Abbeville. Ils n’ont pas même fait l’aumône au chevalier de La Barre, à sa famille, à Linguet son défenseur, du banal retentum qu’il était d’usage d’accorder aux condamnés un peu bien nés et protégés. Le retentum était une mesure gracieuse qui dispensait

  1. Il n’est pas douteux que M. Pellot, conseiller de grand’chambre depuis 1720, fut rapporteur de l’affaire de La Barre. Si Voltaire eût connu cette circonstance, M. Pasquier n’aurait pas ou autant d’ennuis. « Nous verrons, écrivait Voltaire à d’Argental au sujet du procès d’Abbeville, si M. Pasquier s’est immortalisé en rapportant au Parlement ce procès de six mille pages pendant que le premier président dormait. » Le chancelier Pasquier, dans ses Mémoires (t. Ier, p. 12 et suivantes) raconte que son grand-père finit par s’émouvoir des « diatribes de M. de Voltaire » et lui écrivit pour se plaindre de l’injustice de ses procédés.