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ne pouvait saisir de moment plus opportun pour obtenir la condamnation de son ennemi : il porta plainte. Le 14 juillet 1767, le Parlement ordonnait la suppression des passages de la Théorie des lois incriminés par le juge d’Abbeville : «… et généralement de tous ceux qui tendraient, dans le Discours préliminaire, à diffamer le dit Duval de Soicourt, comme étant un libelle diffamatoire contre l’honneur, la réputation et la conduite intacte dudit Duval de Soicourt, qui a instruit à la requête du substitut du procureur général en la sénéchaussée de Ponthieu, le procès criminel jugé par sentence du 28 février 1766 confirmé par arrêt de la cour du 4 juin suivant. » Tel fut le dernier mot du Parlement dans l’affaire de La Barre : pour la seconde fois, il acceptait, il revendiquait la condamnation du chevalier.

Quand on revit ce drame, un sentiment d’indignation contre des magistrats si cruels s’empare tout d’abord de l’esprit ; puis, une autre impression se dégage. Pourquoi flétrir des juges, dont la plupart furent de bonne foi, et jugèrent la cause au train de chaque jour, et suivant l’ordonnance ? Plus haut que les querelles picardes, plus haut même que la justice du Parlement, la responsabilité de semblables erreurs doit être imputée au courant général, à la fausse appréciation collective d’un temps. Et, pour résumer d’un mot notre pensée, nous craignons que si le jury criminel eût existé en 1766, les accusés d’Abbeville n’eussent pas été traités avec plus de justice. En effet, quels que soient les juges, comment leur demander assez de fermeté et de clairvoyance pour devancer leur temps et pour s’isoler du milieu ambiant ? Neuf fois sur dix, c’est ce milieu que leur sentence reflète. Après l’arrêt, parfois même à cause de l’arrêt, de ses précisions et de ses conséquences, la lumière jaillit, l’opinion se retourne, et fait grief aux magistrats des résolutions qu’elle a elle-même dictées.


JEAN CRUPPI.