Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/225

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ne vous laissez pas aveugler sur la vraie situation de la civilisation en Russie : ce que l’on appelle dans votre pays la partie éclairée de la population, celle-là même n’a encore qu’une apparence de civilisation : elle est encore tout imprégnée de barbarie, et absolument incapable d’une constitution pacifique. La faute en est toute à Pierre Ier, qui a de parti pris refusé à la Russie toute possibilité de civilisation. Catherine II n’a fait que suivre la voie qu’il avait ouverte : au lieu d’un granit poli, elle vous a laissé un morceau de bois fruste verni à la surface. Vous, au contraire, vous avez choisi la meilleure part : vous avez rêvé de former, d’instruire votre peuple : tenez-vous-en à ce noble but !

« Une troisième condition non moins indispensable est le respect de la loi. Ce respect, peut-être le trouveriez-vous jusqu’à un certain point dans la masse du peuple russe ; mais à coup sûr vous ne le trouverez pas chez ceux qui le gouvernent, depuis ses ministres jusqu’aux derniers de ses commis. C’est que le respect de la loi ne peut se développer qu’en présence de lois fixes et immuables, et la Russie n’a point d’autres lois que la volonté de l’empereur. Vous voulez créer un code de la loi russe : voilà ce qui est raisonnable et sage. Dieu veuille seulement qu’en acquérant des lois votre peuple acquière aussi le respect de la loi ! Mais en tout cas, c’est ce qui ne saurait arriver du jour au lendemain. Le respect de la loi fait partie des mœurs d’une nation, et il faut du temps pour amener de nouvelles mœurs.

« Pour tous ces motifs réunis, il est indispensable que vous gardiez en main le pouvoir despotique, non point comme votre héritage propre, mais comme celui de) votre peuple. Et aussi longtemps que vous le garderez, travaillez à donner à vos sujets cette lumière douce et durable qui éclaire les yeux sans les aveugler.

« Et considérez cette lettre comme une manière de testament, mon cher Alexandre ; car qui sait quand j’aurai de nouveau le bonheur de vous voir ? »


Parrot ne venait en effet à Pétersbourg que sur l’ordre exprès de l’empereur, ou encore lorsqu’il y était appelé par l’intérêt de sa chère Université. Mais les rêves libéraux d’Alexandre lui paraissaient si graves et si pleins de danger, qu’il ne se fit pas faute de revenir à la charge plusieurs fois encore. En des termes sans cesse plus précis et plus vifs, il expliqua à l’empereur combien de progrès restaient à réaliser en Russie avant que n’y fût possible l’établissement d’un régime constitutionnel. Et surtout, parmi ces progrès à réaliser, il signalait la nécessité d’une épuration du personnel des hauts fonctionnaires :

« Vous avez, avant tout, le devoir de faire cesser la corruption qui règne autour de vous. Visitez les cours de justice, visitez les établissemens publics, les hôpitaux, les casernes, les prisons. Que chacune