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vite en servant bien et à propos. Le moins républicain des officiers, négociateur d’état-major et diplomate à cheval, il arrivait tout glorieux de sa mission ; il possédait le secret de Carnot, sinon celui du Directoire ; il se sentait plénipotentiaire ; il allait, du premier coup, démasquer et remettre dans le rang ce petit Corse infatué qui s’emportait vers la fortune avec une ridicule impertinence. Il s’en flattait du moins. Il ne connaissait pas plus le petit Corse qu’il ne se connaissait lui-même. Il était né serviteur et serviteur trop zélé ; il allait abandonner Carnot pour Bonaparte, comme il devait, plus tard, abandonner Bonaparte pour Louis XVIII. Dès le premier salut, il reconnut son maître.

Tout, en Bonaparte, était fait pour surprendre, séduire, subjuguer. Un journal de Paris, le Républicain français, disait déjà de lui : « Il semble au-dessus de l’homme. » Tel il paraissait à ceux qui l’abordaient pour la première fois, isolé dans son armée par la déférence générale, et se détachant, au premier plan du tableau, devant le groupe des héros qui, bon gré mal gré, commençaient, de lui faire cortège, il imposait l’obéissance ; devant lui, on se sentait toujours en service et toujours en sous-ordre. Il harcelait son interlocuteur de questions nettes, laconiques, précipitées. Son attention se portail aux plus menus détails ; elle n’y passait que pour revenir à l’ensemble qu’il embrassait toujours. Nul embarras chez lui à paraître ignorer ces renseignemens techniques qu’il réclamait avidement ; si la demande étonnait, le parti qu’il tirait de la réponse étonnait davantage et imposait. Il apprenait les affaires en les parlant comme il avait appris la grande guerre en la faisant. Ses discours étaient péremptoires, ses déductions évidentes. Tout en son langage était force et précision, tout était commandement dans son attitude. Il disait « ma politique », comme il disait « mon armée ». À ce ton de supériorité ; naturelle se joignait la confiance de sept mois de merveilles : le Piémont assujetti, le Milanais conquis, la Toscane inféodée, Home tremblante, Naples prosternée, trois armées impériales battues, et toute l’Italie, depuis huit jours, remplie des combats d’Arcole. Clarke sortait de Paris, où tout était cabales mesquines, commérages, conflits d’incertitude, embûches et trébuchemens de brouillons. Il fut ébloui et devina que sa carrière dépendait de cet homme. Bonaparte flaira le courtisan et le fascina.

Au bout de trois jours, Bonaparte connaissait les instructions de Clarke et avait pénétré le jeu du Directoire. « La lassitude de la guerre, lui dit Clarke, se fait sentir dans toutes les parties de l’intérieur de la République. Le peuple souhaite ardemment