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pied. » L’Allemagne l’ut ainsi, au XVIe siècle, la place de recrutement de la chrétienté. Avec le service obligatoire et gratuit, la chair à canon ne coûte plus rien aux États modernes, mais les canons leur coûtent bien davantage ; et, si les individus ne sont plus blindés en face de l’ennemi, ce sont aujourd’hui les butinions militaires, sur terre et sur l’eau, qui portent des armures défensives. De là une industrie nouvelle… Nous sommes ici chez un des grands fournisseurs de l’artillerie internationale. Le Creusot possède une des brillantes clientèles belliqueuses du globe ; je vois fraterniser dans ses ateliers tout ce qui sort à envoyer des coups ou à les parer, à attaquer ou à se défendre : une coupole marine de 40 centimètres d’épaisseur pour le gouvernement roumain, des pièces analogues pour le Chili, des canons de 9 mètres pour le Japon, d’autres plus loin pour la Chine. Seulement le manufacturier, en livrant les engins aux belligérans, n’y peut joindre une notice sur la manière de s’en servir, comme font los marchands de jouets. La plupart des Orientaux ne possèdent que des notions encore sommaires sur la mécanique. Dans les bureaux de dessin du Creusot, où travaillent 100 ingénieurs, il est de maxime courante qu’une pièce dessinée est une pièce faite ; tellement la théorie en est précise, tellement les ouvriers sont rompus à son exécution pratique. Mais, lorsqu’il s’agit de commandes chinoises ou même japonaises, il faut, pour les délégués de ces pays, peu familiers avec la lecture du dessin, dresser au préalable des plans en relief.

Lorsqu’on parcourt ces chantiers, où l’extrême minutie des instruirions s’allie à la toute-puissance, on ne peut s’empêcher d’éprouver quelque tristesse en songeant à l’injustice avec laquelle des accusations légèrement portées sont parfois accueillies par l’opinion irréfléchie du public. On se souvient que la carène en tôle de certains torpilleurs sortis du Creusot et mouillés depuis quelques mois dans le port de Toulon, ayant été reconnue piquée et défectueuse, la tribune et la presse imputèrent ces avaries à un vice de construction. Ce vice paraissait difficile à admettre pour qui connaît les prescriptions très strictes, imposées par l’administration, et dont un ingénieur de la marine résidant à demeure à l’usine, avec un personnel spécial, est chargé de surveiller l’application. L’État du reste ne manque pas d’examiner avec une sage lenteur los marchandises qui lui sont destinées, puisque la machine du Magenta est restée quatre ans et celle du Courbet sept ans dans les ateliers, complètement finie, prête à être livrée. Dans l’affaire des torpilleurs il fut démontré, après enquête approfondie, que les précautions étudiées d’après le port de Cherbourg, avaient été, non seulement inefficaces, mais