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paisibles ; 4 000 ouvriers sur 12 000 — le tiers de l’effectif — comptaient, en 1889, plus de 20 ans de services ; 1 500 étaient occupés depuis plus de trente années. Cette stabilité n’a rien de la résignation de l’homme qui « broute » là où le sort l’attache. Vienne le scrutin, il est peu de députés nommés à moins de frais que M. Schneider, quoique sa politique ne doive pas être, semble-t-il, celle de ses électeurs.

Il est donc des cas où la concorde peut être maintenue entre l’employeur et l’employé, où la tête et le bras ne se font pas la guerre. Les bras peuvent se convaincre ici de la capacité des têtes ; tout ingénieur sortant de l’école est astreint à un stage de six mois comme ouvrier. Le fils de l’ingénieur en chef, sorti le 17e de l’Ecole centrale, a débuté manœuvre aux fours Martin. D’un autre côté, le travail manuel prend hautement conscience de son mérite, de sa dignité. Nous sommes dans le chantier de montage, là où huit hommes en quinze jours bâtissent une locomotive. Onze heures sonnent, c’est le moment du déjeuner. Les marteaux s’arrêtent de frapper ; le silence s’établit en un clin d’œil. Chaque ouvrier dépouille ses vêtemens de travail, les enferme dans son placard, savonne méticuleusement ses mains et sort, en costume presque soigné ; c’est un gentleman. C’est à tout le moins un « infâme bourgeois ».

Bourgeois de naissance, ouvrez-lui vos rangs, mais ne vous flattez pas que, le jour où tous les ouvriers seront ainsi entrés dans la bourgeoisie, les luttes de classes cesseront. Oui, le niveau s’élève et s’élèvera ; le nivellement cependant ne s’opérera pas ; or le malheur d’un grand nombre consistera toujours uniquement dans la vue du bonheur extrême de quelques-uns. S’il y avait des hommes immortels, la mort ne serait-elle pas beaucoup plus triste pour les autres ? Si personne, comme a dit Pascal, « ne s’est jamais affligé de n’avoir pas trois yeux, » c’est apparemment parce que personne ne les a jamais eus : du jour où un Français, sur 10 000, posséderait ce troisième œil, les 9 999 autres seraient inconsolables aussitôt de ne plus en avoir que deux.


Vte G. D’AVENEL.