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de l’être, quand, ayant épuisé le fonds naturel de leurs idées et de leurs sensations, ils continuent à l’exploiter pour faire des livres ; quand ils répètent avec effort ce qu’une force intérieure les avait poussés à dire, ou plus simplement, quand, arrivés à une possession trop, complète de leur moule, ils y coulent avec indifférence des matières étrangères qu’ils n’ont point d’abord pris la peine de s’assimiler : en un mot, quand à la création succède la fabrication. À partir du moment où ce changement s’est accompli, et bien que parfois le succès leur reste fidèle, leur action réelle sur lame des lecteurs diminue et la valeur de l’œuvre qu’ils exécutent va baissant toujours.

Cette qualité précieuse de la sincérité est évidente dans la plupart des écrits de M. Sudermann ; et c’est précisément parce qu’elle en manque elle-même, étant aveuglée par ses partis pris d’école, qu’une certaine critique lui a reproché d’en manquer. Lisez, par exemple, la Femme en gris : la bonne foi de l’auteur vous attirera plus encore que son talent, vous vous sentirez gagnés par une fraîcheur, une spontanéité, une émotion communicatives, qui ne trompent pas. Vous retrouverez, je crois, la même impression dans l’Honneur et dans Magda, malgré des dénouemens conventionnels, imposés par les exigences de la scène, consentis pour satisfaire au besoin qu’ont les spectateurs de tout pays de quitter leurs stalles sans conserver aucune préoccupation importune sur le sort des personnages auxquels ils se sont intéressés. C’est, si l’on veut, une concession : mais dans combien de chefs-d’œuvre ne la retrouve-t-on pas ! Le théâtre vit de conventions : pourquoi s’irriter contre la nécessité de « finir, » à laquelle les esprits les plus indépendans sont bien forcés de se soumettre ? J’avouerai qu’à ce point de vue, la Fin de Sodome et la Bataille des papillons (pour autant que j’en puis juger par les comptes rendus des journaux, cette dernière comédie n’étant pas encore publiée) m’ont moins satisfait. Dans la Fin de Sodome, l’auteur arrange son sujet, le complique, le pousse au noir, y introduit des élémens d’intérêt factice. Dans la Bataille des papillons, il baisse le ton auquel il nous avait accoutumés, sans renouveler pour cela son habituel sujet : il tente de nous faire rire avec les mêmes thèmes dont il s’était jusqu’à présent servi pour nous émouvoir ; et il n’y réussit guère. Qu’il m’entende bien : je ne le blâme point d’avoir fait une comédie ; je sais que toutes les questions ont deux faces, quand elles n’en ont pas davantage ; j’admets que les mêmes passions ou les mêmes vices peuvent être tragiques ou comiques, selon la manière dont ils se présentent ou le point de vue d’où on les observe : la jalousie, par exemple, a ses Othello et ses Georges Dandin ; l’avarice, ses Harpagon et