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et, dans le fait, il lui sera difficile, à ce qu’il semble, de fréquenter chez celle dont il a rendu le fils orphelin. Le plus simple, ce sera de conserver à Kletzingk toute sa vieille amitié, mais de ne pas le voir, et surtout, de ne pas voir sa femme. Le temps, en passant, se chargera d’arranger les difficultés. C’est bien là la solution qu’adopte Léo, non sans mélancolie. Il ne tarde pas à s’apercevoir qu’elle est impossible.

En effet, son secret n’a pas été aussi bien gardé qu’il l’a cru : le baron de Rahden, en mourant, a confessé la véritable cause de son duel au pasteur Brenkenberg ; d’autre part, une faiblesse de Félicitas a également éclairé les soupçons de la sœur aînée de Léo, Johanna. Cette Johanna, veuve d’un mari vicieux et mauvais dont elle élève la fille, Hertha, qu’on rêve de marier à Léo, est tombée dans une sorte de mysticisme rigoureux et maussade. Elle est constamment tourmentée par la pensée du crime de son frère, qui doit être expié : son point de vue est tout juste l’opposé de celui de Léo, qu’elle se propose, d’accord avec le pasteur, d’amener au repentir. Il ne s’agit pas d’ailleurs pour eux d’un repentir inefficace. Léo a l’occasion et la possibilité, après tout le mal qu’il a fait, de faire un peu de bien : il peut défendre la paix et l’honneur de son ami, que compromettent les imprudences et la légèreté de Félicitas, en coquetterie avec tous les hobereaux de la contrée. Son devoir, c’est d’intervenir et de sauver ce ménage menacé : il a barre sur son ancienne complice ; au lieu de s’éloigner d’elle pour préserver sa propre tranquillité, il faut qu’il la sermonne, qu’il la réconforte, qu’il la protège contre elle-même. Un tel rôle ne rentre point dans son caractère ; peut-être pourtant l’acceptera-t-il, si l’on parvient à éveiller, dans son âme rebelle, le sentiment de sa faute et le désir de la racheter. Et voici que reparaît, sous une forme aussi nouvelle qu’ingénieuse, le thème habituel de M. Sudermann. Léo, le Junker intrépide qui ne regrette jamais rien, le desperado qui n’admet pas d’obstacle à sa volonté, ne tarde pas à être ébranlé par les influences contraires dont il est entouré : sa mère, sa petite sœur Elly, qui a seize ans, Hertha, qu’on voudrait lui donner pour femme, par tout ce qu’elles disent, par tout ce qu’elles font, sèment le trouble dans son cœur robuste ; les sermons du pasteur fourmillent d’allusions qui lui mettent peu à peu l’âme en peine. Johanna, bientôt, l’attaque en face : des remords inconnus se lèvent en lui, il n’est plus sûr de rien, une sourde angoisse l’envahit, ses pensées s’obscurcissent, ses actes deviennent incertains, presque incohérens. Il veut secouer cette obsession, et cherche un appui là même où il est combattu, auprès du pasteur qui l’a vu grandir, qui l’appelle d’un nom d’amitié, et dont il connaît les faiblesses.