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héritière : ce qui explique une union si précoce. L’un de ses deux tuteurs n’approuvait point du tout le mariage que l’autre avait arrangé. Non seulement il n’avait point voulu signer au contrat, dont le projet était déjà dressé huit jours avant le moment où il pouvait être légalement passé, mais il entama un procès afin de le faire annuler. Les deux tuteurs en désaccord furent déchargés par les juges de leurs fonctions, et la tutelle de la jeune fille fut confiée à un personnage neutre ; on choisit Magny comme étant un homme considéré, d’un jugement pondéré et mûr, très vieil ami de la famille. Il ne resta tuteur que peu de mois, s’étant aussitôt employé, et avec un entier succès, pour apaiser le différend et tout concilier en vue d’un mariage qu’une inclination réciproque et toutes les convenances de fortune et de société faisaient envisager comme désirable.

Pendant que Magny s’appliquait ainsi à fixer le sort de la jeune personne, elle était placée en pension à Lausanne, et elle venait passer ses vacances à Vevey chez son nouveau tuteur. Elle ne s’y déplaisait point, car elle garda toujours au bon vieillard un affectueux souvenir ; et longtemps après, elle lui rappelait « les bontés que vous avez eues pour moi, lui disait-elle, m’ayant bien voulu servir de père pendant ma jeunesse. »

A peine les bons offices de Magny avaient-ils aplani heureusement ces difficultés qu’une autre affaire plus épineuse vint troubler la vie du vieillard et le forcer à l’exil. Il avait jugé à propos de traduire en français le gros livre d’un illuminé allemand, Jean Tennhard, de Nuremberg. Au milieu du fatras des visions qui le remplissent, se trouvaient beaucoup d’objurgations adressées aux chefs des églises : ce qui devait paraître séditieux aux gouvernemens qui les protégeaient. L’antipathie de l’auteur pour ce qui n’était pas la piété intérieure toute pure l’amenait à mal parler de Luther et de la révolution religieuse qu’il avait allumée : « Le 13 janvier 1710, disait Tennhard, il me fut donné à connaître que le docteur Martin Luther aurait beaucoup mieux fait de garder pour soi la connaissance que Dieu lui avait donnée au commencement, que d’entreprendre d’ériger une nouvelle secte, puisqu’il y en a eu beaucoup moins de sauvés que s’ils fussent demeurés dans le papisme, et qu’ils se fussent adonnés à mener une vie chrétienne. Luther s’est seulement manifesté lui-même, selon sa propre volonté et son plaisir. C’est pourquoi le succès n’en a pas été heureux, et il n’en est résulté que des guerres et des désunions dans plusieurs pays. Du reste, aucune de ces religions ne vaut mieux que l’autre… »

Cette manière de se placer en dehors des églises pour les