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qui refaisait des peuples et semblait ranimer des âmes, après que l’Europe s’était laissé fasciner à ce point, par de simples constructeurs d’empire et destructeurs de nations ? Ce furent pour ceux qui les ont vécus des jours inoubliables, de ceux où l’on voudrait suspendre la vie ; mais la vie ne s’arrête point, et Bonaparte, loin de contenir les événemens, était de caractère à les précipiter.

Un diplomate qui le visita, au mois de mai 1797, a dit plus tard : « Ce n’était déjà plus le général d’une république triomphante ; c’était un conquérant pour son propre compte. » Guerre, négociations, finances, il a, depuis un an, tâté, manié, pétri toutes les parties de l’État. Il a pris le pouvoir, il entend le garder. Il ne peut, sans fierté, mais aussi sans irritation, comparer son proconsulat au commandement misérable et tiraillé qu’il exerçait à Paris : les caisses vides, la gêne dans les demeures ; l’autorité disputée aux chefs militaires par les Directeurs, aux Directeurs par les députés, à tout le monde par la presse ; les complots, les cabales, les factions, les dénonciations, le désordre partout. L’homme de gouvernement grandit en lui et déborde déjà sur l’homme de guerre. « Croyez-vous, — disait-il à Miot et à Melzi, en se promenant avec eux dans les jardins de Mombello, — croyez-vous que ce soit pour faire la grandeur des avocats du Directoire, des Carnot, des Barras, que je triomphe en Italie ? » Comme ses premières batailles lui ont ouvert la grande guerre, de Lodi à Rivoli, comme l’organisation de la conquête lui a ouvert le gouvernement des hommes, les correspondances des agens de la république à Rome, à Turin, à Gênes, à Florence, à Constantinople lui ouvrent la diplomatie. Il la domine à Tolentino et à Leoben ; partout il discerne des intérêts, des passions, et des hommes que l’on mène par ces passions et par ces intérêts, par la convoitise, par l’ambition, par la peur, que ce soient les oligarques de Gênes ou ceux de Venise, le roitelet de Sardaigne, l’empereur d’Allemagne ou le pape lui-même. A plus forte raison le Directoire. Il voit déjà ce conseil, comme ce conseil apparaîtra dans l’histoire, prosterné devant lui, passant de l’opposition sournoise à la flagornerie officielle : il le tient par l’argent et il le fait marcher à coups de démissions. Il lui suffira, pour le maîtriser et le supplanter, de vouloir avec clarté ce que les Directeurs ne veulent qu’avec confusion, et d’exécuter avec suite les desseins qu’ils ne font qu’entamer avec incohérence. Il n’avait pas besoin d’être grand érudit pour connaître la réponse du pape, alors arbitre des couronnes, aux envoyés de Pépin le Bref : « Qu’il valait mieux donner le titre de roi à celui qui exerçait la puissance souveraine. » L’histoire de la France et de l’Europe était un long commentaire de cette maxime ; c’est à cette