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Rechid-Pacha ne se montrerait pas plus accommodant dans l’affaire de Suez et je dus redoubler de vigilance, employer tous mes soins à pénétrer ses véritables intentions. Les fonctions de premier drogman de l’ambassade étaient alors confiées à M. Schefer, orientaliste du plus grand mérite, aujourd’hui membre de l’Institut. Ses aptitudes professionnelles, sa profonde connaissance de toutes les littératures orientales, le charme de sa conversation, lui avaient acquis, à Constantinople, une situation éminente et permis de nouer de précieuses relations. Grâce à ces avantages, et sans qu’il eût à recourir à des moyens dont on ne faisait nul usage à l’ambassade de France, il apprit que l’on avait résolu de déterminer le vice-roi d’Egypte à rapporter lui-même la concession qu’il avait faite à M. de Lesseps, et il parvint à avoir connaissance du stratagème employé pour atteindre ce résultat.

J’ai dit qu’on avait institué une commission en lui confiant le soin d’étudier la question sous tous ses aspects. Ce n’était là qu’un expédient imaginé pour donner le change à l’ambassade et s’assurer le temps nécessaire pour convertir Saïd-Pacha. Que fit-on en effet ? En recommandant la plus absolue discrétion, ou chargea Kiamil-Pacha, beau-frère du vice-roi et membre du cabinet ottoman, de lui adresser, à l’insu du Sultan, une lettre confidentielle pour le conjurer de revenir sur sa détermination. Le moyen n’était pas digne d’un gouvernement ayant le sentiment de ses devoirs et de sa responsabilité, mais il eût été excusable si on se fût borné, en exposant à Saïd-Pacha l’embarras dans lequel il avait mis la Porte, à solliciter son concours pour y mettre fin lui-même. Ce n’est pas ainsi qu’on procéda. A l’aide d’un rapprochement comparatif entre les gouvernemens d’Angleterre et de France, Kiamil-Pacha, dans sa lettre, s’appliqua à démontrer la supériorité de l’un sur l’autre. Il représentait à son beau-frère que le ressentiment de l’Angleterre était implacable, tandis que celui de la France n’était pas plus durable, que la stabilité de ses gouvernemens[1]. M. Schefer avait tenu entre ses mains la rédaction de Kiamil-Pacha ; elle contenait des corrections de la main du grand-vizir. Je ne pouvais donc pas douter de l’exactitude des renseignemens qu’il me communiquait. Je résolus de m’en expliquer avec Rechid-Pacha, et je me rendis auprès de lui, accompagné du premier drogman de l’ambassade auquel je confiai le soin de dresser un compte rendu parfaitement exact de

  1. « En France, avait-on écrit dans une première rédaction, tout est à la merci de la balle d’un assassin. » Piunori venait d’attenter, si je ne me trompe, aux jours de l’empereur dans les Champs-Elysées. Cette phrase ne fut pas maintenue dans l’expédition finale.