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cuisine, de parler du Clos Vougeot quand on nous offre du Valdepeñas, et du beurre d’Isigny en présence d’une omelette à l’huile, comme si nous voyagions à l’étranger pour l’unique plaisir de regretter la maison. Si vous êtes mal, pourquoi le dire ? Allez-vous-en tout muets. Vous êtes venus pour votre plaisir, partez du moins sans offenser. Que de sympathies de plus nous nous serions acquises, si nous ne manquions pas un peu de cette faculté d’adaptation, qui est une des formes de la bienveillance, — et si souvent de la justice !

Parmi les Français qui habitent Madrid, plusieurs m’ont fait l’éloge de cette grande ville. « Il n’en est guère, m’ont-ils dit, où la vie soit plus facile, plus simple, mieux entourée. Les relations y sont les plus aisées du monde, et deviennent vite des amitiés, à une condition, celle de comprendre le caractère espagnol et d’adopter les usages, avec la langue et le climat. Sous l’écorce un peu rude des hommes, nous avons découvert très vite des natures éminemment généreuses et dévouées. Nous avons eu des deuils de famille, et je vous assure qu’en France les sympathies n’eussent pas été, autour de nous, plus nombreuses ni plus vives. Les diverses classes de la société se mêlent plus aisément que chez nous. La grandesse n’a aucune morgue avec les humbles. Tout le monde se coudoie, se salue et fraternise au moins d’un petit geste, au passage, à la promenade. C’est quelque chose. Nous regretterons, lorsque nous reviendrons en France, cette atmosphère de cordialité. Nous regretterons aussi, peut-être, la bonne humeur de ce peuple pauvre, qui n’a pas besoin qu’on l’amuse, qui sait encore, l’un des derniers, s’amuser seul, fermer boutique quand il lui plaît, et se faire autant de dimanches qu’il en trouve l’occasion.

— Les rues de Madrid, ni même ses monumens, n’ont jamais, je crois, ébloui personne. Elle est vivante, mais elle manque de couleur, presque partout. Je l’ai parcourue en tous sens, et, si j’ai surpris bien des scènes de mœurs, plus ou moins drôles, je n’ai rapporté de mes courses que deux ou trois paysages vraiment beaux. L’un d’eux, c’est la vue du haut de la terrasse du palais royal. On traverse la cour d’honneur, celle où se fait, chaque matin, la parade militaire ; on pénètre sous la galerie qui termine, vers le couchant, le palais et la ville, et, entre les piliers blancs des arcades, toute une vallée verte s’encadre, vallée profonde qui descend par étages jusqu’au Manzanarès, couverte de jardins et de parcs, et qui remonte sur l’autre rive, et, par une succession de bosquets et de grands bois, va rejoindre des montagnes, pierreuses en leurs sommets. Les lignes sont très nobles,