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Des phrases comme celle-là, plongeant à pic dans le mystère, et n’en sortant point, m’engagent à le laisser parler, sans donner le moindre signe d’incrédulité, comme font les chameliers assis en rond autour du marchand d’histoires. L’homme est décidément précieux. En passant devant la chapelle des comtes de Lima, il m’assure que le comte et sa femme sont encore là, dans un souterrain, cadavres desséchés, pliés en deux sur des chaises, vis-à-vis l’un de l’autre, ayant une table entre eux : souper éternel que trouble seul l’avènement d’un prince, car les rois d’Espagne, à leur première visite, doivent entrer dans le souterrain, saluer le vieux connétable, et s’en aller. Il a l’horreur, très populaire en Espagne, de notre Duguesclin, que l’on considère ici comme le type achevé de toutes les félonies. Il me montre, avec un plaisir évident, la chapelle mozarabe, et le cornet d’ivoire du muezzin de jadis, du temps où la cathédrale était encore mosquée. Il se tait en présence des bannières de Lépante, les sept bannières des vaisseaux chrétiens, bleu et or, si longues que du haut des galeries de l’église elles traînent sur les dalles, et la bannière musulmane triangulaire, plus petite, en toile écrue ornée de lettres rouges, trophées qu’on exhibe aux grandes fêtes, et que j’ai la chance d’apercevoir, au moment où un employé les roule, sur le plancher de la sacristie. Auprès d’une porte, je m’arrête devant une sorte de boîte ouverte, en bois, où, d’après l’inscription, les parens trop pauvres doivent déposer le corps de leurs enfans morts, que le chapitre fera inhumer à ses frais, par charité, et lui, m’entraîne pour me désigner, du doigt, une sainte Vierge aux hanches prononcées : « Vous voyez, me dit-il, c’est l’œuvre des ouvriers maures, captifs chez les chrétiens : ils paganisaient les Vierges. »

Il disait cela sans amertume, le pauvre garçon, et simplement comme une chose qui l’intéressait plus qu’une autre, sans qu’il sût bien pourquoi. Nous sortons. Le jour va s’éteindre dans une heure à peine. Nous avons le temps d’atteindre le Pas du Maure, en dehors de la ville, avant le coucher du soleil. En route ! Le guide va devant, ses bottines trouées faisant soufflet dans la poussière. Par les rues en pente raide, puis par des terrains vagues, nous gagnons le pont Saint-Martin, opposé à celui d’Alcantara et fortifié comme lui. Le fleuve roule, tout noir, au-dessous de nous. Quelques mules rentrent, chargées de fagots. Sur la droite, un reste de murs écroulés trouent de leurs pointes inégales l’eau qui tourne et se ride.

— Les bains de Florinde ! dit l’homme.

Et, tout de suite, voyant que je ne réponds pas :

— Vous qui n’êtes pas du pays, monsieur, vous n’avez pas entendu parler, peut-être, de Florinde. C’était la plus belle