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l’exigence du drame, s’adressera à lui en chantant un air, il n’y fera pas attention. »

Voilà pour la satire en quelque sorte artistique. L’impitoyable auteur du Théâtre à la mode y joint la satire morale. Vanité, prétentions, rivalités mesquines, basses jalousies, à cela se réduit, selon Marcello, la psychologie du comédien lyrique : « Le chanteur se plaindra toujours de son rôle, eu prétendant qu’il n’est pas fait pour lui ; que les airs ne sont pas à la hauteur de son talent. Alors, il citera un air d’un autre compositeur et affirmera qu’à telle cour, chez tel grand seigneur, cet air (modestie à part) a enlevé tous les suffrages et lui a été redemandé jusqu’à dix-sept fois dans la même soirée

« Il gardera toujours son chapeau sur la tête, quand bien même une personne de qualité lui adresserait la parole, dans la crainte de se refroidir. Lorsqu’il saluera quelqu’un, il ne se découvrira pas, car il réfléchira qu’il tient l’emploi des princes, des rois et des empereurs. »

Quant à la cantatrice. Marcello l’épargne moins encore, elle, Madame sa mère, son protecteur il signor Procolo, son chat, ses deux petits chiens et le reste de la ménagerie, à laquelle le signor Procolo est chargé de donner à manger et à boire. Faites-vous présenter à la prima donna : « Elle vous dira qu’aussitôt la saison de carnaval terminée, elle se mariera ; qu’elle est promise depuis longtemps à un homme de qualité. Si, par honnêteté, la cantatrice refuse d’accepter une montre, Madame sa mère s’empressera de la gronder, en lui disant : « On voit bien que tu ne connais pas la politesse ! Faire un tel affront à ce gentilhomme qui agit avec tant de courtoisie ! » Elle acceptera le cadeau de l’étranger, et lui dira : « Cher seigneur illustrissime, pardonnez-lui, car c’est la première fois que cette petite sotte quitte son pays. »

Lisez, lisez tout cela. L’étude de mœurs vaut l’étude d’art, la dépasse peut-être, et lui survit. Depuis Marcello les choses ont changé, mais les choses seulement. Le théâtre s’est corrigé, non les comédiens. Et ceux-ci pas plus que le reste des hommes ne se corrigeront. Dès lors, de cette double satire qu’est le Théâtre à la mode, quelques traits peuvent se perdre aujourd’hui ; les autres touchent encore et toucheront éternellement ce qu’il y a d’éternel dans les travers et les ridicules d’un caractère ou d’une condition.


V

Dédaigneux du théâtre et dégoûté du monde, le maître aristocrate et pieux n’avait plus qu’à se réfugier dans le lyrisme