moment où il en prit le gouvernement, laisse l’impression du pur néant. La moins contestable et la plus éloquente de ses critiques tient dans quelques chiffres : en huit ans, de 1883 à 1891, les paquebots ont débarqué et rembarqué vingt résidens ou gouverneurs généraux, huit résidens supérieurs du Tonkin, sept résidens supérieurs de l’Annam. La direction générale a donc changé tous les cinq mois, en moyenne. A la vérité, elle venait surtout de Paris. Le télégraphe a créé de terribles tentations pour les génies centralisateurs. On ne fera jamais assez grande la part de ce fil de fer dans nos révolutions historiques ; il a tué fatalement l’initiative individuelle et le sentiment de la responsabilité chez tous les hommes qui exerçaient au loin une délégation de la souveraineté. « Les gouverneurs sont au bout d’un fil par lequel l’administration centrale pense, prévoit, commande, » — et exécute, pourrait ajouter celui qui a été victime d’une « électrocution », comme diraient les Américains.
Le décret du 21 avril 1891 essaya de réagir : il conférait au gouverneur de l’Indo-Chine des pouvoirs très étendus, une véritable vice-royauté sur les 20 millions de têtes oblongues dont nous avons pris la charge, depuis le golfe de Siam jusqu’aux montagnes du Yunnan. Le nouveau titulaire de ces hautes fonctions trouva son royaume en plein désarroi : des conflits chroniques entre les autorités françaises civiles et militaires ; le Tonkin terrorisé par les pirates, qui opéraient jusqu’aux portes d’Hanoï ; la population indigène découragée ou mécontentée par des procédés maladroits ; la cour de Hué défiante, parce que « les régens redoutent beaucoup les fluctuations de l’opinion en France ; » peu d’industries actives, peu de travaux publics, pas de casernemens pour les troupes, pas de routes, sauf quelques amorces dans la banlieue des principales villes, pour la promenade des fonctionnaires après dîner ; des finances souffreteuses, un budget de l’Annam-Tonkin qui avait absorbé depuis cinq ans 127 millions de subventions métropolitaines et prélevé il millions de subsides sur les recettes de la Cochinchine.
Le gouverneur général mol en regard de cette esquisse un aperçu de la colonie, telle qu’il vient de la laisser après trois ans de travaux ; ai-je besoin d’ajouter que ces deux tableaux s’opposent comme la nuit et le jour ? La tâche la plus urgente était de faire la pacification ; une double pacification : d’abord celle des Français, civils et militaires ; celle des pirates ensuite. La première a réussi, le gouverneur s’en flatte, et il semble que les faits lui donnent raison ; grâce au concours empressé que M. de Lanessan a trouvé chez les commandans des quatre territoires militaires,